Libération animale ou nouveaux terroristes ? Les saboteurs de l'humanisme Paul Ariès Bombes incendiaires, attaques de fermes, de zoos, de cirques, de laboratoires de recherche, lettres piégées... une nouvelle vague de terrorisme va-t-elle balayer le monde ? Les services spéciaux des grands États se préparent dans le plus grand secret à résister face à un adversaire inhabituel. La cause des animaux justifie-t-elle cette dérive terroriste ? L'auteur décrit ici le fonctionnement secret de ces réseaux. Il expose les méthodes de ces activistes zoolâtres pour couler des navires, fabriquer des explosifs, allumer des incendies, empoisonner nos aliments, frapper leurs ennemis. Le Front de Libération Animale (ALF) - auteur de la majorité des attentats - est aujourd'hui dépassé par d'autres "ultras". Ce mouvement initialement anglo-saxon s'internationalise : l'Europe n'est plus épargnée. Après la Grande-Bretagne, la Belgique ou la Suisse connaissent aussi leurs nuits bleues. La France est le repaire de "terroristes" de la pensée. Le principal danger n'est pas en effet de l'ordre du fait divers dramatique (comme l'enlèvement d'un journaliste anglais) mais dans la propagation de ces idées ignobles et efficaces. Paul Ariès est politologue (CERIEP, Université Lumière Lyon II). Il est un spécialiste des sectes dangereuses (le retour du diable, la scientologie : une secte contre la République), de la pédophilie (Déni d'enfance) et auteur du Petit-Manuel anti-McDO. Il est considéré par les médias internationaux comme l'un des experts de ces questions. |
A ma compagne
A mes filles
ISBN 2-911453-59-X
© Éditions Golias
BP 3045 - 69605 Villeurbanne Cedex
juin 2000
« Je place les êtres humains avant les animaux radicalement et point final (...). Le paradoxe de ces gens-là, c'est qu'ils disent oeuvrer pour le changement - et imaginons qu'ils soient sincères - en fait, ils aboutissent à l'inverse. Non seulement c'est un frein à l'explication des problèmes d'environnement mais, en plus, ça renforce l'appareil policier. C'est fantastique des gens qui foutent des bombes, c'est vraiment parfait pour déconsidérer une cause. Et pour faire un flicage total d'un pays, c'est du pain béni. Ce n'est pas la première fois (...) on a eu un type comme ça (...) il a été voler des obus, il se disait pacifiste mais intégral, pas de ceux qui causent mais de ceux qui agissent pour tout, tout de suite, mais, on s'est rendu compte que c'était un agent de la C.I.A. Comme dans les romans, mais là c'était pour de vrai. Ils jouent complètement le jeu de ceux qu'ils prétendent combattre »
Olivier Deleuze
Ministre Belge - Député vert
Ancien Président de Greenpeace-France
« Il est certain que quand on voit les implications et la façon dont ces attentats sont revendiqués dans notre pays, nous n'avons pas d'autre choix que de les considérer comme une organisation terroriste »
André Vandoren
Magistrat national belge spécialiste du terrorisme
« Je suis d'accord avec ceux qui ont brûlé les McDonald's (...) Je ne suis pas contre la violence (...) pour sauver des victimes innocentes (...) Il faut mettre au crédit de l'ALF que personne n'a été blessé (...) je parle d'une révolution dans la façon de nous comporter vis à vis des autres créatures »
John Curtin, Activiste anglais de l'ALF - Front de libération animale
« L'idée que la vie de tous les êtres a la même valeur semble reposer sur des fondements très fragiles » (Peter Singer, théoricien de la libération animale)
« Une mortalité humaine massive serait une bonne chose. Il est de notre devoir de la provoquer. C'est le devoir de notre espèce vis-à-vis de notre milieu, d'éliminer 90 % de nos effectifs ! » (William Aiken, exposant les positions ultimes de "l'écologie profonde")
« Nous ne mangeons pas d'antispéciste pour ne pas tuer d'animaux » (Réseau Reflex, groupe antifasciste)
Une nouvelle forme de terrorisme va-t-eI1e prochainement balayer le monde ? Bombes incendiaires, attaques de fermes, de zoos, de cirques, de laboratoires, sabotages, empoisonnements alimentaires, lettres piégées : les moyens sont des plus classiques. La cause l'est beaucoup moins puisqu'il s'agit d'obtenir la libération de tous les animaux. Qui ne serait pas en effet en colère face aux formes monstrueuses que revêt l'élevage industriel ? Il prouve que le marché engendre la barbarie lorsqu'il est sans limite. Qui est responsable ? La loi du fric ? L'homme parce qu'il se croit supérieur aux bêtes ? Pour certains la cause est entendue : l'humanisme quel qu'il soit est l'ennemi à abattre car il serait responsable du « spécisme », ce racisme des humains envers les animaux. Ne devrait-on pas plutôt ouvrir la « communauté des égaux » à l'ensemble des êtres sensibles ? La vie d'un rat obtiendrait ainsi la même valeur sinon plus que celle d'un nourrisson. Pourquoi, s'il doit subsister une frontière entre les individus, devrait-elle passer entre les animaux humains et les autres animaux, et non pas entre eux tous et les grands handicapés ? Pourquoi tester médicaments et OGM sur des souris et non sur des bébés orphelins ?
Luc Ferry le notait déjà dans l'ouvrage Le Nouvel Ordre écologique (Grasset, 1992) : on ne compte pas aux États-Unis, au Canada ou en Allemagne, les colloques académiques consacrés au statut métaphysique et juridique des animaux. Ces opinions 008monstrueuses n'ont donc pas surgi dans quelques cerveaux aigris ou isolés. Elles ont pignon sur rue, sont enseignées dans des universités, font même autorité. Pour peu que vous protestiez, on vous accusera d'être un humaniste, bref un salaud. Singer a publié depuis l'analyse de Ferry un nouveau texte intitulé Questions d'Éthique pratique (Bayard, 1993) qui aggravent les thèses de la Libération animale (Grasset, 1975). Cette pensée est non seulement ignoble mais de plus profondément régressive et c'est pourquoi elle se développe avec tant de facilité car elle colle parfaitement à notre époque. Elle constitue l'expression idéologique la plus caricaturale de la déshumanisation en cours dont a besoin la logique dominante pour faire du monde entier une marchandise.
Nous pensons donc à l'inverse de Ferry que ce n'est pas la logique du balancier qui fait reconnaître aujourd'hui des droits aux animaux, mais notre besoin de rabaisser l'homme. On pourrait dire paraphrasant le grand historien Maurice Agulhon que la libération animale reste en cela un problème de relation à l'humanité. Cette pensée de l'indistinction est nécessairement violente et potentiellement criminelle. Elle ne peut que nourrir des propositions théoriques comme l'infanticide des bébés ou des pratiques criminelles comme des attentats.
Nous exposerons le fonctionnement de ces nouveaux réseaux crypto-terroristes, nous décrirons leurs méthodes pour couler des navires, fabriquer des explosifs, « libérer » des animaux, vitrioler des produits en peau ou en cuir, empoisonner certains aliments, etc. Nous recenserons des milliers de sabotages commis et annoncerons les cibles à venir. Le Front de Libération Animale (ALF) constitue encore le principal réseau actif mais il est déjà dépassé en dangerosité par d'autres groupuscules toujours plus fondamentalistes. Ces réseaux tentent de s'implanter en Europe latine et centrale depuis les pays scandinaves, mais ils se heurtent à une conception humaniste de l'écologie où « c'est encore et toujours l'homme qu'il s'agit de protéger, fut-ce de lui-même » (Luc Ferry). L'auteur du Nouvel ordre écologique semblait donc encore croire en 1992 que notre héritage serait suffisant pour nous protéger d'une pensée anglo-saxonne antihumaniste. Il faut aujourd'hui se rendre à l'évidence : l'Europe est menacée à son tour au point que même le refus traditionnel de la technoscience a cédé devant le culte de la toute-puissance. Comment croire que nos protections puissent être suffisantes pour résister, alors que humanisme lui-même se heurte désormais au contenu de l'idéologie de la globalisation ? Le danger ne concerne donc 009pas seulement les industriels de la fourrure, mais chaque consommateur de viande, chaque détenteur d'un pull en laine ou d'une veste en cuir. Les « ultras » de la libération animale sont prêts à tout pour faire triompher leur cause. Le 26 octobre 1999, Graham Hall (journaliste anglais) est invité par téléphone à un rendez-vous pour obtenir des informations sur certains réseaux clandestins. Le journaliste se rend au lieu prévu mais il est attendu par un véritable commando. Il est frappé puis jeté dans le coffre d'une voiture. Il croit sa dernière heure arrivée. Il est débarqué et conduit dans une cave les yeux bandés. On le force à se dévêtir et à se plier en deux la tête coincée entre les jambes. Il ressent brutalement une atroce douleur alors qu'une odeur de chair brûlée envahit la cave. Ses bourreaux lui marquent au fer rouge le sigle ALF avec des lettres de 30 cm sur 15. L'un d'eux explique que « justice est faite ». Il est relâché douze heures plus tard pieds et poings liés dans un fossé. Son crime : avoir évoqué lors d'une émission de télévision les méthodes ultraviolentes de l'ALF. Robin Webb (porte-parole de l'organisation) rejette toute responsabilité dans ce rapt. Graham Hill confirme pour sa part avoir reconnu la voix de l'un de ses tortionnaires.
Nous établirons que - par delà ce fait divers dramatique - c'est l'idéologie même de tout ce mouvement qui représente une menace collective pour le futur de l'homme. Il faut donc élever le niveau de notre riposte à la défense de nos propres valeurs. Le plus grand danger n'est pas leurs actes terroristes nécessairement isolés mais leur pensée terroriste.
Nous avons hésité avant de leur consacrer cette étude : devions-nous (de par nos écrits) prendre le risque de leur faire de la publicité en exposant publiquement leurs thèses ? Nous pensons que de la même façon qu'il a fallu à un moment donné accepter d'étudier l'extrême-droite et cesser de la diaboliser pour comprendre les raisons de son succès, nous devons démonter leur idéologie pour exposer sa proximité d'avec la modernité.
Ce livre s'adresse aux amis des bêtes qui risquent de se faire piéger par une doctrine faite pour séduire mais aussi aux jeunes révoltés qui croient se porter au summum de la radicalité alors qu'ils ne font que précipiter l'avènement de ce monde brutal. Ils concernent aussi tous ceux qui veulent encore combattre pour défendre la liberté, l'égalité, la fraternité. Nous n'aurions pas écrit ce livre si, depuis cinq ans, nous ne constations la percée de ces thèses au sein de mouvements sympathiques et chez certains intellectuels européens. Cette idéologie connaît certes des 010variantes plus « douces », notamment en France, grâce auxquelles elle bénéfice du soutien de sommités et pénètre certaines universités : elle infiltre ainsi des groupes antiracistes, antisexistes au nom d'une pseudo communion d'intérêt, elle s'acoquine avec des extrémistes de droite au nom de sa haine des hommes. Loin d'être une alternative au marché, elle précipite le règne de l'indistinction barbare. Il est grand temps que les humanistes imposent de nouveaux rapports avec les animaux, qu'ils s'opposent aux conditions effroyables de leur misérable exploitation industrielle. Cette barbarie concernera autrement demain indifféremment animaux et humains. Il est urgent que les vrais défenseurs des animaux ne retournent pas leur colère contre leurs frères humains et qu'ils refusent cette guerre-sainte et son fondamentalisme haineux. Parce qu'il n'est pas possible de dire qu'un abattoir équivaut à un camp d'extermination. Parce qu'il est dangereux au nom d'un utilitarisme ou d'un biologisme qui refuse toute pensée symbolique humanisante de prôner l'euthanasie ou parfois même l'eugénisme.
Ce nouveau terrorisme n'est en fait que le saboteur de l'humanisme : au nom d'une prétendue libération animale, il s'en prend à l'égalité entre les humains ; au nom de son dogme, il prône la jihad et remet en cause la liberté ; au nom de l'efficacité, il viole la démocratie, terrorise ses adversaires et sape la fraternité. Un proverbe africain affirme qu'un arbre se juge à ses fruits : celui de l'antispécisme est certes attrayant mais ses fruits sont empoisonnés car ils portent le fiel de la déshumanisation de l'homme et du monde.
011Première partie
« Dans leur comportement envers les créatures, tous les hommes (sont) des nazis »
(Isaac Bashevis-Singer)
« Tous les grands tourments de l'humanité sont nés du refus de reconnaître la qualité d'être humain à des êtres relevant pourtant de l'espèce humaine » (Marie-Angèle Hermitte)
Le sort fait aux animaux est la meilleure preuve de la barbarie dont notre système est capable. La recherche de la productivité et de la rentabilité à tout prix ne connaissent aucune limite. Ni la destruction des forêts, ni la pollution, ni la souffrance, rien ne semble arrêter cette logique. L'exploitation monstrueuse des animaux ou celle de la nature est l'indice d'un monde à l'envers. Elle anticipe sur ce qui peut advenir à l'homme si nous n'inventons pas un autre futur. La description de la misère animale fonctionne comme un ultime avertissement pour l'humanité : que reste-t-il d'humain dans ce monde capable de tout soumettre à la marchandisation ? Que reste-t-il d'humain dans une « humanité » capable de procéder à sa propre réification ? Les mouvements de défense de la cause animale font donc oeuvre salutaire lorsqu'ils dénoncent le mauvais sort que ce système réserve à tout objet mais aussi à toute chose et à toute vie. Sans doute devrait-on mieux les écouter lorsqu'ils proposent d'interdire 012certaines formes d'élevage ou de transport ou de troquer nos oeufs de poules malheureuses contre ceux de poules heureuses. Misère de l'exploitation des animaux, certes, mais aussi d'une certaine idée de leur libération lorsqu'elle clame qu'il ne doit pas exister de différence de considération entre animaux (humains ou non) ou qu'elle propose des remèdes pires que les maux : faudrait-il euthanasier les grands handicapés et banaliser l'infanticide pour que vivent plus heureux rats et escargots ? Ce courant qui n'était au départ que marginal est devenu un véritable mouvement avec la publication, en 1975, de l'ouvrage Animal Liberation (La libération animale) de Peter Singer. La thèse prendra rapidement dans les pays anglo-saxons. Elle sera plus lente à se développer dans les pays humanistes de tradition greco-latine.
On pourrait multiplier les indices prouvant que ce mouvement doit son succès à son actualité : la question animale est (re) devenue un enjeu car s'y projettent nos propres (dés) espérances au moment même où l'ultra-libéralisme conquérant sape les derniers vestiges de l'humanisme. D'un côté, le végétarisme gagne à sa cause des millions d'adeptes aidé en cela par la folie d'un système économique où la « vache folle » le dispute au « poulet fou » et à la boisson frelatée. D'un autre, de nombreux ouvrages universitaires paraissent en faveur de la défense des animaux : Florence Burgat multiplie ainsi depuis 1993 des travaux de qualité sur cette question animale.
Le danger du mouvement antispéciste réside paradoxalement dans cette proximité d'avec nous. Il tient à l'extrême rigueur de ses thèses qui se présentent parfois comme une alternative à la crise de l'humanisme laquelle entraîne dans sa faillite les valeurs de liberté, d'égalité et de fraternité. Le piège tient aussi au rapport intime qui existe entre son nouveau paradigme et les besoins de la marchandisation : l'antispécisme n'existerait pas, l'ultralibéralisme finirait par l'inventer. Il permet en effet de rabaisser l'humain au rang de la « bête », puis demain de l'objet. Cette chosification de l'ensemble du vivant constitue précisément la condition même de la marchandisation de l'humain.
013Chapitre 1
« Vous les carnivores vous allez le regretter
La libération animale ne fera pas de quartier »
(Groupe de Rock (punk) antispéciste Tromatis)
Le mouvement de libération animale est-il le prolongement des groupes anciens ? Il se développe en réalité en opposition aux divers courants de protection des animaux. Le lecteur pourra se reporter avec profit à l'excellent ouvrage de Luc Ferry pour avoir un aperçu rapide de l'évolution des idées de protection animale depuis la plus haute antiquité. La naissance de l'antispécisme ne s'explique pas par l'aggravation des conditions faites aux animaux mais par la confusion idéologique actuelle : l'enjeu réel n'est donc pas tant le sort des animaux que celui des humains. Luc Ferry a montré en quoi ces thèses renvoient à tout un arrière plan idéologique nauséabond : elles sapent les fondements de l'humanisme aujourd'hui comme durant la période prémoderne (1500) ou nazie (1933). Nous ne le suivrons pas cependant lorsqu'il range l'antispécisme parmi les courants écologistes. Il effectue plutôt en effet la sale besogne dont a besoin la globalisation marchande pour déshumaniser l'homme. La bonne foi des militants n'est bien sûr pas en cause.
La protection des animaux a porté selon les périodes des contenus différents. L'homme peut vouloir protéger l'animal pour lui-même ou dans un but humaniste. Celui qui les maltraite est censé, en effet, se rabaisser lui-même. La protection animale est donc dans ce cas le fruit d'un point de vue anthropocentrique. 014Elle est conçue comme une façon d'« humaniser » l'homme. Elle le prémunirait de sa propre folie, de sa tendance à se constituer en surhomme, propriétaire de lui-même et du monde, Nous sommes redevables pour ce qui suit des travaux de Maurice Agulhon.
Le problème n'est pas d'aimer ou non les animaux mais de définir quelle conception de la zoophilie est porteuse d'un message d'amour et de responsabilité envers eux et nous. L'héritage religieux en mettant l'accent sur la divinité de l'homme l'éloigne de l'animal. Cette coupure radicale cultive un véritable antizoophilisme théologique qui fonde le fameux paradoxe cartésien des animaux-machines (bien mal compris). Elle explique l'absence de droits mais aussi (parfois) de devoirs envers les « bêtes ». Faut-il rappeler ce que disait alors, en bonne théologie, le vieux Cardinal Manning : « nous ne sommes pas obligés de rendre cette souffrance aussi faible que possible. Pour nous les brutes (les bêtes) sont des choses, elles n'existent pour nous qu'autant qu'il nous convient de nous en servir, sans ménagement, pour nos besoins et notre commodité, mais non pour notre méchanceté. » Il n'y aurait donc aucun mal à maltraiter les animaux par plaisir (combats de coqs) ou pour la science (vivisection). Cette brutalité ne deviendrait fautive que lorsqu'elle serait liée à la sorcellerie (animal brûlé vif) ou révélerait, chez l'homme, une méchanceté gratuite et une perversion. On comprend mieux dès lors que la zoophilie fut un auxiliaire de la lutte anticléricale. Clémenceau pouvait ainsi tonner contre : « les affreux de la Compagnie de Jésus, chez qui l'implacable religion de la dialectique étouffe tous sentiments humains. Tout au contraire du savant, ceux-là, ignorant de parti pris les liens de nature qui nous unissent à nos frères d'en bas, protestent contre l'anatomie et la physiologie qui attestent l'étroite parenté des êtres dans l'évolution de la vie organique, condamnent sans vouloir connaître, comme le fit le Saint-Office autrefois pour l'astronome Galilée, poussent jusqu'aux extrémités du déraisonnement de logique la théorie de l'âme issue de Dieu, privilège unique de l'espèce humaine ».
Le vrai zoophile du XIXe siècle n'était donc pas l'ami des bêtes mais l'homme bon, nourri de la philosophie laïque de la douceur, de la générosité, bref le vrai humaniste. Le poème de Victor Hugo Le Crapaud sera longtemps un classique de l'école laïque. Un crapaud est brutalisé par des passants dont un prêtre, un âne est martyrisé par son maître qui le surcharge : l'âne fait cependant un effort pour éviter d'écraser le crapaud :
015« Alors, lâchant la pierre échappée à sa main,
Un des enfants, - celui qui conte cette histoire
Sous la voûte infinie à la fois bleue et noire
Entendit une voix qui lui disait : "Sois bon !" »
Cette zoophilie humaniste se veut une véritable école de la philanthropie. La Société Protectrice des Animaux se range délibérément dès 1845 sous cette bannière : limiter le gaspillage de la force de travail animale (de bons soins augmentent les rendements), apprendre aux hommes à s'aimer et « civiliser » les « classes dangereuses », etc. La question animale entrera ainsi dans notre droit avec la loi Grammont de 1850 non pour résoudre la situation animale mais pour régler un problème de relation à l'humanité (selon la formule de Maurice Agulhon, « le sang des bêtes » in Romantisme, 1981). La loi sanctionne ainsi les mauvais traitements publics contre les animaux domestiques. Cette restriction est logique puisque le but n'est pas tant alors la protection de l'animal en tant que tel mais la promotion de la moralité humaine (cf. : Luc Ferry, op. cit., p. 77).
Ce désir de protéger l'homme de lui-même en lui interdisant de jouir de la souffrance animale est aussi souvent lié à un objectif de défense des intérêts propres des animaux. Les pays ont adopté tout un arsenal juridique pour sanctionner les abus. La première cause de cette maltraitance serait le fait de considérer l'animal de compagnie comme un objet que l'on pourrait acheter sur un coup de tête parce qu'il est « mignon ». La responsabilité en imputerait aux marchands mais aussi à tout un discours « psy » qui présente l'animal comme un substitut affectif pour les enfants ou les solitaires. Des groupes prônent donc la stérilisation systématique des chats et chiens abandonnés. Ils recommandent également de ne jamais acheter un animal auprès d'un commerçant pour ne pas entretenir un système responsable de tant de souffrances et de décès.
D'autres s'opposent par ailleurs à l'utilisation des animaux à des fins distractives qu'il s'agisse de la corrida, des combats de chiens, de coqs, des spectacles de dauphins. Les militants ne cessent de rappeler que même s'ils ont obtenu des améliorations comme l'usage de caparaçon pour éviter que les chevaux ne soient éventrés, la corrida reste un simulacre de combat qui conduit à la torture et à la mort certaine du taureau. Beaucoup moins connue est l'opposition systématique aux cirques utilisant 016des animaux et aux zoos dénoncés eux aussi comme des lieux de maltraitance (physique et morale) ; capture d'animaux sauvages, transports souvent mortels, emprisonnement dans des conditions terribles (barreaux en fer, sol en béton, espace réduit, moqueries, etc). Le cirque aurait également pour objet de prouver par l'exemple la domination de l'homme. Certains invitent donc à boycotter les corridas, les combats de coqs, les cirques, les zoos, les spectacles de magie, les rodéos, les courses de chevaux, les fermes marines, etc. Des pétitions circulent notamment au Canada pour faire interdire légalement le dressage des animaux ou la tenue de spectacles de cirques dans les villes (Montréal). Les groupes se divisent cependant sur le degré d'interdiction nécessaire : doit-on s'opposer à toute activité incompatible avec le bien-être ou la dignité des animaux ou condamner uniquement les formes les plus cruelles voire attentatoires à leur « bien-être ». La Fédération de Liaison Anti-Corrida (FLAC) implantée dans divers pays européens semble ainsi beaucoup moins permissive que l'Alliance pour la Suppression Absolue et Continue des Corridas (ASACC), plus favorable au respect des traditions « éthiques ».
Les groupes de défense des animaux ne font plus de l'humain l'objet de leur combat. Ils ne protègent pas les bêtes pour "humaniser" l'homme mais pour améliorer leur sort. Ils s'en prennent ainsi à tous les mauvais traitements causés à d'autres « êtres sensibles ». Ils entendent imposer des conditions d'exploitation jugées plus respectueuses mais sans remettre cependant en cause la place particulière occupée par l'homme parmi les animaux. Les humains doivent cependant réduire leur souffrance et respecter leurs besoins et nature. Ces divers groupes se distinguent selon leur degré d'acceptation du système existant. Certains privilégient la défense des animaux domestiques, d'autres des bêtes sauvages. La PMAF (Protection Mondiale des Animaux de Ferme) constitue un bon exemple : elle est implantée en France, Royaume-Uni et Irlande et regroupe 40 000 membres. Quelques autres organisations choisissent l'action réformiste bien qu'elles remettent en cause l'idée même d'une place privilégiée pour les humains au sein de la création. Elles tentent ainsi d'influer sur le système en s'en prenant à ses maillons les plus faibles comme l'expérimentation animale, l'élevage industriel, le port de la fourrure, etc.
Le refus de la vivisection fut longtemps l'emblème des militants animalistes. La pratique qui consiste à découper des animaux vivants n'existe certes plus, mais on continue à en utiliser systématiquement pour des expériences scientifiques. Ce combat est mené au nom de leursintérêts spécifiques mais aussi souvent sous prétexte qu'elles seraient inefficaces pour réaliser des progrès médicaux, voire qu'elles empêcheraient de progresser autrement, beaucoup plus vite. Des groupes comme Talis revendiquent la généralisation de méthodes substitutives, ils rappellent aussi que l'expérimentation animale n'est pas toujours utilisée à des fins « nobles » (cancer, Sida, etc) mais militaires (armes chimiques, radiations). Ils dénoncent la répétition des mêmes tests dans des laboratoires indépendants, soit par ignorance ou cupidité, soit parce que certains résultats négatifs n'ont jamais été publiés. Le refus des tests cosmétiques permet de sensibiliser le grand public. Le consommateur admet en effet moins facilement la souffrance animale en matière de cosmétique (crème de beauté ou solaire) que de recherche (para) médicale. Des organisations comme Talis avancent donc le chiffre de 40 000 animaux sacrifiés chaque année en Europe dont plus de la moitié uniquement par l'industrie française : on force ainsi des chiens à avaler des produits jusqu'à ce qu'ils en meurent (test de DL 50), on expose des souris sous des lampes qui les brûlent (test de photosensibilité), on applique des substances irritantes dans les yeux des lapins (test de Draize), etc. Une Coalition Européenne s'est fondée pour obtenir de nouvelles méthodes biosubstitutives fiables depuis qu'une directive européenne fut ajournée sous la pression des lobbies. Cette Coalition a défini un standard international pour « labéliser » certains fabricants. Elle demande à ne plus « se maquiller avec le sang des innocents » et invite les consommateurs de produits de beauté à boycotter les produits testés sur des animaux. Elle rappelle au passage qu'une mention du type « produit non testé sur l'animal » ne signifie en rien que les ingrédients qui composent ce produit n'ont pas été, eux, testés. D'autres groupes demandent l'obtention d'un véritable statut d'objection de conscience permettant aux élèves de refuser de pratiquer des « manipulations » sur des animaux.
Le refus du gavage des oies constitue le nouvel emblème du mouvement zoolâtre : Aequalis dénonce l'élimination chaque 018année de quinze millions de canetons femelles et le gavage de plus de seize millions de canards et 800 000 oies. Ce gavage est jugé aussi monstrueux dans un élevage traditionnel qu'industriel. Il dure environ quinze jours pour un canard et dix-huit à vingt-quatre pour une oie, période durant laquelle les animaux recevraient en cinq secondes dans l'estomac l'équivalent de quinze kilos de spaghettis. Il provoque une maladie (mortelle) responsable du foie gras. L'animal est bien sûr abattu avant ce stade fatal, mais il développe d'autres troubles. La France est particulièrement épinglée car elle consomme la moitié du foie gras mondial. Les groupes ont déjà obtenu l'interdiction du gavage dans plusieurs pays ou industries.
La cause sera ensuite amplifiée par le refus de certaines pratiques industrielles au bénéfice d'autres formes d'élevage plus respectueuses des « intérêts » des animaux et humains puisque la viande y serait de meilleure qualité sanitaire et organoleptique. Les groupes de défense animale combattent l'industrialisation sur de nombreux points : élevage industriel des vaches laitières, des poulets de chair, des dindes, des porcs, etc. Ils s'intéressent aux conditions d'élevage, mais aussi de transport ou d'abattage. Nous présenterons seulement leur argumentaire contre les élevages en batterie de poules ou celui contre les caisses à veaux, tant ce combat est devenu représentatif de ce front.
Des groupes comme la Protection Mondiale des Animaux de Ferme (PMAF) ou GAIA (infra) ont fait du combat contre les batteries de poules un élément de sensibilisation. La France compterait ainsi 50 millions de poules concernées par ce système concentrationnaire, la Belgique environ 13 millions, l'Europe plus de 260 millions, etc. Les groupes dénoncent le fait que ces poules pondeuses soient entassées (par 4 ou 5) dans des cages en métal si étroites qu'elles ne peuvent même pas étendre leurs ailes : la législation européenne n'impose que 450 cm2 par poule soit l'équivalent d'une page A4. Elles vivent sur un sol de grillage en pente inconfortable et générateur de malformation. Les cages sont placées en rangées et peuvent être entassées sur six étages. Chaque hangar peut ainsi contenir de 10 000 à 60 000 poules par roulement d'un an. Le manque d'espace et d'environnement 019stérile ne permettent pas aux poules d'avoir un comportement naturel : elles ne peuvent pas construire un nid, se percher, prendre des bains de poussière, gratter le sol, battre des ailes, se retourner, se « socialiser », etc. Les poussins sont souvent mutilés, on leur couperait le bec avec un couteau brûlant. Les poules compensent leur stress en s'agressant par du cannibalisme, des stéréotypes. GAIA estime que 30 % des poules enfermées présenteraient des fractures diverses. Les volailles abattues seraient alors transformées en soupe ou en pâté pour animaux. Le Parlement européen a adopté le 28 juin 1999 une nouvelle mesure d'interdiction des batteries de poules pondeuses à partir de 2009 (un texte voisin existait depuis 1987). Il reste cependant encore au conseil des Ministres à entériner ce principe général. GAIA explique dans un excellent dossier que les dommages concernent aussi l'environnement (rejet de fientes, d'ammoniac, de poussières, d'eaux usées, coût énergétique, etc) sans oublier l'impact sur l'agriculture (perte d'emploi, déqualification) ou le consommateur. Ce type d'élevage favoriserait l'émergence de virus (exemple « la grippe du poulet »), etc. La PMAF milite aussi pour des alternatives comme l'élevage sur parcours libre ou en plein air (air frais, soleil, etc) voire dans des élevages au sol (hangar) ou sur perchoir.
L'élevage des veaux dans des boxes constitue une forme particulièrement cruelle. Il concerne plus de cinq millions de têtes en Europe dont deux millions uniquement en France. Ce système concentrationnaire est conçu pour donner de la viande plus blanche. Les veaux sont enfermés dans des boxes individuels en bois dès l'âge d'une semaine. Les parois sont opaques, le sol est composé de lattes de bois, l'espace est très réduit, etc. Les bêtes privées de contact ne peuvent ni se lever, ni même se coucher normalement. Elles reçoivent une alimentation particulière à base de lait, déficiente en fer et en fibres. Le Conseil des ministres européens a décidé, sous la pression, d'interdire ce mode d'élevage. Les boxes devraient progressivement disparaître puisque, depuis 1998, les nouvelles installations ne doivent plus contenir de caisses individuelles pour les animaux âgés de plus de huit semaines et celles existantes devraient disparaître avant 2006.
L'Europe du nord est largement passée de la protection à la défense des animaux. Le mouvement compte même ses premiers martyrs avec notamment la mort d'une militante de Coventry écrasée par les roues d'un camion de transport de veaux alors qu'elle occupait, avec son groupe, le 1er février 1995, un chemin d'accès à l'aéroport. L'Europe du Sud est beaucoup plus réticente en raison notamment de son passif historique : L'Allemagne nazie fut en effet la première à concevoir une législation pour « protéger l'animal en tant qu'être naturel, pour lui-même et non par rapport aux hommes » (luc Férry). La législation nazie aurait ainsi anticipé sur les exigences les plus radicales depuis l'interdiction du gavage jusqu'à celle de la vivisection sans anesthésie. Il serait, ainsi possible de rattacher directement l'antispécisme au vieux romantisme allemand. Cette filiation est probable, cependant il nous semble tout aussi juste de regarder non vers le passé, mais vers les besoins et les attentes les plus criantes des biotechnologies. On ne fait certes du neuf qu'avec du vieux, mais en le dotant d'une autre signification. La tradition humaniste s'ajouterait à ce passé qui n'en finit pas de passer pour expliquer que la France soit depuis 1789 particulièrement timide face à la détresse des animaux. Il faudra attendre 1882 pour que naisse la société française contre la vivisection alors qu'elle était déjà bien établie dans les pays anglo-saxons puis patienter jusqu'en 1961 pour que Jacqueline Gilardono créé l'Assistance aux bêtes d'abattoir dont l'objectif n'était même pas la suppression des abattoirs, mais l'atténuation de la violence en imposant (en 1964) l'étourdissement obligatoire des animaux (au pistolet d'abattage). Le mouvement semble cependant se durcir depuis 1976 avec la fondation de la section française du Rassemblement des opposants à la chasse (ROC) regroupant des militants écologistes, quelques-uns issus de gauche mais aussi des extrémistes de droite. L'année suivante verra en revanche la création de la Ligue Française des droits de l'animal véritable alternative face au développement des mouvements anglo-saxons. Puis en 1993, la Protection Mondiale des animaux de ferme (PMAF) créée en Angleterre en 1967 s'implante aussi en France pour développer son travail de lobbying. Elle invite aussi au boycott des produits de l'élevage industriel et du foie gras. L'organisation regrouperait en Europe environ 40 000 membres (Angleterre surtout). Ces groupes de défense animale, loin de remettre en cause les valeurs de l'humanisme, pourraient même lui donner 021aujourd'hui un nouveau souffle en dénonçant la barbarie marchande.
« Si je suis pour la libération animale, ce n'est pas pour sa radicalité. Je ne reproche pas à la défense animale d'être "molle" ou "modérée". Je lui reproche de défendre le spécisme »
(Cahiers Antispécistes Lyonnais, n. 1)
Le mouvement de libération animale rompt avec ceux de protection ou de défense animales. Il ne s'agit pas en effet selon les propres termes des Cahiers antispécistes d'être plus radical, mais de saper le fondement du système inique dominant, à savoir le statut même des humains. L'égalité prônée entre tous les êtres sensibles (humains ou non) remet en cause l'humanisme. L'idée d'égalité animale est le principal front de la philosophie anglo-saxonne utilitariste qui déborde en fait de beaucoup la question animale pour s'intéresser notamment au sens de la vie. Elle tente de proposer ses solutions face à ce qu'il faut bien appeler la crise de l'humanisme. Nous verrons qu'une partie de ce mouvement finit logiquement par prôner l'élimination des grands handicapés, l'utilisation industrielle des foetus mais aussi l'infanticide de certains enfants. Elle accorde ainsi le statut d'être sensible, puis de personne, à certains animaux, pour mieux en priver certains humains dans ce qu'il faut bien nommer l'ébauche d'un véritable humanicide. Cette idéologie radicale correspond alors parfaitement aux besoins actuels de l'industrie bio-technologique de transformer l'humain (ou certains d'eux ou parties d'eux) en matériel humain.
L'opinion publique considère souvent que les vétérinaires sont les meilleurs amis des animaux. Ils ont en charge en effet de soigner les bêtes, mais sans remettre en cause le système qui les emploie. Il est donc important pour l'antispécisme de marquer sa défiance à l'égard de cette profession : « il est faux que les vétérinaires servent les animaux. Ils servent ceux qui les payent, c'est à dire des éleveurs. Il est faux que les éleveurs ont intérêt à ce que leurs animaux soient heureux et en bonne santé. Ils ont intérêt à ce qu'ils soient rentables. Ils "aiment leurs bêtes" comme le propriétaire d'esclave "aime ses esclaves" ». Le collectif lyonnais « Boule de Neige » (du nom d'un animal de La ferme des animaux) interviendra lors 022des dix ans de l'association Vétérinaires sans frontière afin de rappeler que la fête des vétérinaires ne peut être aussi celle des animaux.
Les antispécistes les plus conséquents choisissent des thèmes pour frapper l'imaginaire. Loin d'adopter des compromis bidons qui reposent sur de faux consensus, plus sentimentaux que politiques, ils savent qu'il faut provoquer pour faire réfléchir et heurter pour faire bouger. On passe de la défense des animaux de laboratoire ou du refus de la corrida à la dénonciation de l'aveugle exploiteur de son chien, de l'amateur de pull en laine ou de sac en cuir. On les voit en colère contre le sort des millions d'animaux victimes de la catastrophe de Tchernobyl : personne n'a songé à sauver les lapins, contaminés par l'explosion de la centrale. Ils se portent aussi à la défense des rats (campagne de dératisation), des termites (charpentes), etc. Le « viandisme » constitue cependant à leurs yeux, de par sa banalité, une forme de spécisme (racisme envers les animaux) pire que les jeux du cirque ou que l'expérimentation. Ils utiliseront ainsi le problème de la « vache folle » pour faire passer une nouvelle fois leur message : « Nous ne parlons pas beaucoup de l'ESB (...) C'est que nous n'avons trouvé en fait que peu à en dire. Malheureusement, comme toujours, dans tant de bruit fait autour de l'affaire, il a été fait peu question du sort des vaches elles-mêmes, de leurs intérêts propres. Que ressent la vache atteinte ? Certaines maladies neurologiques causent une souffrance intense ; qu'en est-il ici ? Qui en a parlé dans la presse ? Nous avons seulement entendu dire qu'il fallait les éliminer pour préserver notre santé. Des fois qu'un humain soit atteint... spécisme ordinaire. On a beaucoup glosé sur le caractère "anti-naturel" - donc "horrible" de la pratique, soupçonnée d'être à l'origine de l'épidémie, de nourrir les vaches avec les restes recyclés d'autres animaux "de boucherie". Amener des bêtes "prévues" par Nature pour être herbivores à manger d'autres bêtes ! Leurs propres congénères, en plus, c'est du cannibalisme ! (Par contre, les élever pour les abattre, c'est naturel, elles sont prévues pour). Nous avons assisté au déferlement des grandes peurs mystiques, de la peur du glaive de la nature punissant l'homme pour soit hybris. Et là encore, dans ce délire Sodome et gomorrois, les vaches n'existent pas, sont réduites au statut de représentantes de nature et d'instruments presque consentantes de Sa vengeance. Misère du naturalisme spéciste (...) Peut-être peut-on espérer que le 023bruit fait autour de cette affaire - et peut-être encore plus, l'analogie frappante et qui a déjà frappé certaines, entre les centres d'extermination de masse qui se mettent en place en Angleterre pour "traiter" les vaches contaminées et les camps de la mort hitlériens - stimule quelque prise de conscience au fait que manger de la viande ne va pas de soi. Notre tâche, comme toujours, sera de lutter pour que l'on comprenne clairement aussi pourquoi cela ne va pas de soi ». (Cahiers antispécistes, décembre 1995)
Ce courant de libération animale n'est pas l'apogée du mouvement de défense animale. Nous montrerons même au fil des pages en quoi il en trahit les principes fondateurs. Les protecteurs des animaux ne doivent pas pactiser avec cette idéologie régressive. Elle recrute d'ailleurs très faiblement dans leurs rangs mais beaucoup plus parmi des jeunes militants qui pensent ainsi opter pour la plus grande radicalité politique. Elle n'est pourtant pas une vraie alternative à la barbarie mais sa figure la plus avancée. Il suffit pour s'en convaincre à regarder de quelle façon elle parvient à réintroduire de l'inégalité entre humains au nom d'une vérité qui devient très vite de type biologique.
024Chapitre 2
« Les animaux ont-ils des droits ? Sans aucun doute si les hommes en ont » (Henri Salt)
La défense des animaux est tributaire dans ses moyens d'action d'une très longue histoire. Luc Ferry a montré en quoi la reconnaissance de droits n'est en soi, ni nouvelle, ni une panacée. L'Europe a connu ainsi jadis de nombreux procès d'animaux dont certains qu'ils gagnèrent : en 1547 et en 1587 contre des charançons, d'autres contre des rats, des scarabées, des sangsues... Le philosophe rappelle aussi la proposition émise en 1972 par le professeur américain Christopher D. Stone de créer un véritable statut juridique pour les objets naturels (arbres). Il ajoute qu'« On ne se méprenne pas. Ces éminents juristes n'ont rien de farfelu. » (p. 24). Effectivement, ce n'est pas tant l'idée de droits des animaux qui fait problème que ses effets : « Ces penseurs qui se veulent, au sens propre, "post-modernes", philosophes ou juristes de l'"après-humanisme", ne communient-ils pas étrangement dans une vision prémoderne du monde où les êtres de nature retrouvent leur statut de personnes juridiques ? (...) L'humanisme se trouve ainsi mise entre parenthèse. Et c'est bien là que réside l'enjeu principal, pour ces nouveaux zélateurs de la nature » (Luc Ferry, op. cit., pp. 24-25). La question est en effet de savoir si l'on peut reconnaître des droits aux animaux (ou aux arbres) sans priver le droit de son effectivité ou enlever toute leur valeur aux droits des humains. Il semblerait en outre tout aussi protecteur d'intégrer dans notre système juridique de nouveaux textes permettant d'éliminer certaines formes inacceptables de traitement des animaux : on pourrait bien sûr étendre le domaine de l'illégalité en fonction de l'évolution de nos valeurs. Nous aurions ainsi la même efficacité sans pour autant priver certains humains de leur dignité. La victoire de ce courant en faveur des droits des animaux n'a rien de surprenant 025puisqu'elle traduit dans le champ culturel et juridique l'hégémonie économique et politique des États-Unis.
Cette victoire d'une conception anglo-saxonne masque en fait celle du libéralisme utilitariste. Elle s'inscrit largement en rupture avec toute la tradition humaniste dans ses diverses variantes. Les animaux n'y avaient aucun droit faute d'être responsables et d'avoir en retour des devoirs. Les droits humains pouvaient en revanche être limités pour protéger les (ou certains) animaux. Ces restrictions défendaient certes d'abord l'intérêt des humains (vivants ou à venir) en posant qu'il ne fallait pas donner le mauvais exemple ou menacer certaines espèces de disparition, etc. Les animaux bénéficiaient cependant de ce système car ses normes pouvaient aussi évoluer. La victoire des partisans des droits des animaux ne se mesure donc pas en terme de protection. Il ne s'agit pas pour eux de secourir plus efficacement les animaux mais de changer de système. Le gain en terme de protection pourrait même être nul que ce changement serait selon eux nécessaire. La question est cependant très complexe car soit il s'agit de voeux pieux visant finalement à renforcer les devoirs (moraux ou juridiques) des humains envers les animaux, soit on entend effectivement leur reconnaître des droits ayant la même valeur que ceux des humains. Le danger serait alors de rabaisser les droits humains sous prétexte d'élever ceux des animaux. On précipiterait ainsi le passage (que certains désirent) d'un droit unique à des droits différents. Cette évolution peut être le prétexte aussi à repenser les normes en dehors du système juridique. La question des droits animaux en cacherait une autre : être pour ou contre des droits humains ?
L'idée de traduire en terme juridique la compassion envers les animaux refait donc surface. Cette évolution refermerait cependant la parenthèse humaniste ouverte il y a plusieurs siècles. Les partisans des droits animaux citent bien sûr abondamment les deux livres pionniers : celui d'Henry Salten Animals rights de 1914 et La déclaration des droits de l'Animal d'André Géraud de 1924. Georges Chapouthier note cependant que ces deux textes s'inscrivent encore dans la tradition humaniste car ils ne remettent nullement en cause la notion d'espèce humaine. Ils préservent ainsi l'essentiel, à savoir l'idée d'un droit universel valable pour toute l'humanité. On peut ranger dsans cette veine la fameuse Déclaration universelle des droits des animaux 026proclamée en 1973 (modifiée en 1978) par la Ligue française des droits de l'animal (L.F.D.A.). L'initiative sera vivement critiquée tant en France qu'aux États-Unis pour des motifs opposés.
La revue Esprit la qualifia d'absurde et de parodie obscène de la Déclaration de 1789 (mai 1990). E. Conan y rappela que les humains seuls peuvent accéder à la responsabilité juridique. Elle aboutissait ainsi à accorder des droits à des sujets ne pouvant les faire appliquer. Elle réduisait la portée même du droit qui passait du rôle d'instrument à celui de simple signe.
Les partisans des droits des animaux mirent eux en cause son point de vue « spéciste ». Les « anglo-saxons » lui reprochèrent de ne pas en faire assez et surtout de s'y prendre mal : le texte ne dénonçait pas assez la consommation de viande ni l'usage des sous-produits, il reprendrait surtout le principe selon lequel le respect des animaux serait lié à celui de l'homme. L'intérêt des humains passerait donc toujours avant celui de toutes les autres espèces. L'expérimentation ne serait ainsi limitée qu'au fur et à mesure que l'on trouverait des palliatifs, le texte ne posant en fait qu'une sorte d'obligation morale de chercher des solutions substitutives. Cette déclaration serait au mieux d'un faible intérêt puisqu'elle serait un banal énoncé « éthique ». Elle serait au pire une tentative du camp humaniste de désarmer toute critique de l'humanisme.
L'idée de reconnaître de vrais droits aux animaux a connu pourtant depuis un certain succès. Les partisans d'une telle révolution juridique se divisent cependant sur son contenu exact - s'agit-il de reconnaître la personnalité juridique pleine aux animaux ou une personnalité plus réduite ? Les modérés semblent sortir victorieux du conflit car leur position marque de nombreux points. L'Europe a reconnu ainsi récemment le statut d'être sensible aux animaux : décision généreuse mais ô combien dangereuse pour la conception même du droit et à terme, pour les humains. Oublions un instant l'argument selon lequel le droit est le propre de la personne humaine pour résumer les autres griefs qui ont été formulés, de part et d'autres, contre cette décision hâtive. Comment accorder la personnalité juridique sans identifier son sujet (son nom, son domicile). Cette contrainte posera peu de problèmes pour les animaux domestiques mais pour les autres ? Comment identifier une fourmi d'une autre, une larve d'une autre, un escargot d'un autre ? Ne risque-t-on pas alors de réintroduire une division entre l'animal privatif et l'animal sauvage ? Ne débouchera-t-on pas sur une hiérarchisation 027des espèces : quels droits accorder à qui ? Faudra-t-il comme s'interroge G. Chapouthier protéger des individus (animaux) ou aussi des espèces ? Les effets ne seraient pas les mêmes en matière de traditions (combats de chiens, corridas, etc). Certains jeux du cirque sont en effet cruels pour certains individus mais pas pour leur espèce. La défense des animaux n'est pas en outre sans poser des problèmes considérables car comme l'écrit Chapouthier si la question paraît légitime pour un chien ou un chat, elle le paraît moins pour des animaux comme les abeilles ou les fourmis, où la colonie semble prendre le pas sur l'individu et où ce dernier semble, tel un organe, assujetti au bien de cette structure collective. L'antispécisme ne fait-il donc pas ici la preuve de son point de vue anthropocentrique en ne parvenant pas à prendre en considération les animaux qui diffèrent au regard de l'individuation ? Quel doit être le traitement juridique des organismes capables de se scinder en diverses entités ? Qu'en sera-t-il de la représentation d'animaux trop petits pour être individualisables (insectes) ? Qui représentera enfin l'animal ? Son propriétaire ? Des associations de défense ? L'État ?
On pressent déjà que l'enjeu n'est pas d'aimer les animaux plus ou moins que les humains mais de définir de quelles fictions les uns et les autres ont besoin pour être protégés et respectés. Faudrait-il sacrifier les animaux pour les humains ou certains humains pour les animaux ? On ne pourrait dès lors que souscrire à la thèse de Michel Terestchenko pour qui « La notion de droit des animaux est un non sens (...) accorder des droits de l'animal (...) c'est reconnaître, sans le dire, une égalité entre l'homme et l'animal : voici l'animal humanisé, ou, au choix, l'homme animalisé, c'est-à-dire déshumanisé » (Philosophie et politique, Hachette). Les partisans de l'égalité animale retournent l'accusation et dénoncent un apartheid entre les espèces. Ils expliquent avec les Cahiers antispécistes que l'humain en postulant, avec le naturalisme, une dissociation complète entre lui et la nature (à laquelle seraient assimilés les animaux) créerait ainsi une catégorie de sous-êtres naturels qui seraient de ce fait dominés, exploités et assassinés. N'est-ce pas pourtant le refus de la séparation qui ouvre la possibilité de penser une sous-humanité à travers l'idée d'un continuum et une hiérarchisation des situations et des droits ? On aurait donc au choix soit une sous-humanité (thèse 1) soit un spécisme meurtrier (thèse 2). Ne faudrait-il pas mieux substituer la notion de créances (ou de devoirs humains) à celle de droits ?
028Les antispécistes fondent la possibilité d'avoir des droits sur l'existence d'intérêts, alors que la tradition humaniste - comme le rappelle Luc Ferry - fait au contraire de la faculté de s'arracher aux intérêts, donc de la liberté, la condition même de la détention de la personnalité juridique : cette personne juridique doit être l'homme libre donc nécessairement un être désintéressé. C'est pourquoi, note-t-il, la philosophie des Lumières ne fonde pas la supériorité des humains sur les animaux sur la souffrance, la parole, ni même sur l'intelligence mais sur la liberté et la culture : « Jusqu'à preuve du contraire les animaux n'ont pas de culture, mais seulement des moeurs ou des modes de vie et le signe le plus sûr de cette absence est qu'ils ne transmettent à cet égard aucun patrimoine nouveau de génération en génération » (Luc Ferry, op. cit., p. 104). La seule solution pour rabattre l'homme sur l'animal serait bien sûr d'accepter le point de vue de la sociobiologie qui ne voit dans la culture humaine que l'expression de la nature (p. 105). Certains s'y refusent pas conviction ou tactique, d'autres s'y retrouvent en des terres malsaines. Le principal danger n'est pourtant pas dans cette égalité formelle des hommes et des animaux car, comme le remarque Luc Ferry, elle n'implique pas nécessairement une indifférenciation. Peter Singer le proclame en écrivant qu'il ne s'agira pas de donner le droit de vote aux poules. L'antispécisme admet donc bien de la différence mais là où il ne faudrait pas puisqu'il réintroduit cette différenciation non plus (bien sûr) au niveau de l'espèce, mais individu par individu. On doit donc dès lors bousculer la critique habituelle portée contre lui pour affirmer que son système antihumaniste dérive très vite vers la légitimation d'une pensée ouvertement antiégalitaire.
« L'égalité de considération que nous revendiquons est souvent assimilée à tort à l'égalité des droits - comme si cela impliquait de donner le droit de vote aux poules (...) Le droit de vote aux poules serait aussi absurde que de vouloir le donner aux nourrissons. Cette idée de "droits égaux" est donc hors de propos ; à chacun selon ses possibilités, à chacun selon ses besoins » (Peter Singer cité in Cahiers Antispécistes Lyonnais, juin 1993)
L'actualité donne pourtant raison (au moins partiellement) aux partisans des droits des animaux. L'Europe a admis l'idée d'un statut juridique des « êtres sensibles » mais ce n'est pas encore assez. Certains juristes proposent de créer la catégorie 029« d'objet vivant » envers lesquels les humains auraient des devoirs renforcés assortis au besoin de sanctions (par exemple en cas de cruauté). Remarquons au passage qu'il n'était pas nécessaire pour cela de sortir du cadre juridique ancien puisque les mauvais traitements aux animaux y étaient déjà délictualisés et sanctionnés. Peut-être eut-il été possible de les réprimer davantage et d'étendre le contrôle hors des lieux publics ? N'y a-t-il pas en effet un risque pour l'humanité à créer ainsi de nouvelles catégories juridiques ? N'encourage-t-on pas la mise en cause d'un « droit unique » au profit d'une pluralité de statuts ? L'enjeu réel serait donc au-delà de la question animale le problème même de l'identité humaine. Il est intéressant de noter que ce débat s'ouvre au moment précis où certains usages industriels des biotechnologies imposent de breveter le vivant et pourquoi pas de commercialiser l'humain. Il est à craindre que certaines réponses à la question des droits des animaux se traduisent par la possibilité accrue de considérer les humains à certains stades de leur vie comme du matériel. La question animale aurait alors servi à l'extension de la sphère marchande au coeur de l'humain.
« Le problème de la hiérarchie des espèces est l'un de ceux sur lesquels semblent buter sans espoir les droits de l'animal. Peut-on donner les mêmes droits à des êtres aussi différents que le chimpanzé, la grenouille, l'abeille, l'escargot ou... l'amibe ? »
(Georges Chapouthier)
La problématique des droits des animaux ne peut être pensée en dehors de son contexte global : ne propose-t-on pas de reconnaître des droits aux arbres ou à d'autres objets naturels ? Une même idéologie minoritariste sous-tend ainsi cet ensemble de revendications explosives. Christopher D. Stone note ainsi que la création de droits pour les objets naturels vient après ceux des blancs, des femmes, des noirs, des enfants, des fous, des prisonniers, des embryons. La reconnaissance de droits aux animaux serait donc le simple aboutissement de cette logique. On peut penser à l'inverse avec Marie-Angèle Hermitte qu'il s'agit là d'une vraie révolution. L'humanisme pensait que seul l'humain était un être de liberté donc aussi de raison (juridique). La personne humaine n'etait donc pas en tant que catégorie juridique de l'ordre du fait de nature. Le droit enregistrait non pas le réel objectif, celui des intérêts, mais celui des valeurs morales. Il choisit par exemple d'ignorer la biologie pour postuler que l'époux est toujours le père. L'évolution actuelle dénote donc, selon 030Hermitte, une américanisation de la pensée car c'est le droit américain qui ne connaît que des intérêts en conflit et non des valeurs. Il est incapable de penser l'universalité en dehors de la somme de particularités.
Le principal risque de ce système concerne le passage d'un droit unifié à une conception gradualiste du droit. David Olivier rétorque ainsi à Janine Chanteur qui écrit qu'un être qui n'a pas de devoir ne peut avoir de droit, que telle est bien pourtant la situation des humains nourrissons ou des handicapés mentaux profonds qui possèdent bien des droits sans pour autant avoir de devoirs (Cahiers Antispécistes, juin 1993). Steve Sapontzis explique de la même façon que « l'emploi du terme de "droits" dans le sens où l'utilisent les partisans de la libération animale est en accord avec l'usage ordinaire qui ne refuse pas les "droits" aux jeunes enfants et aux humains marginaux » (Cahiers Antispécistes, mars 1993). Cette lecture du droit est erronée car l'humanité n'est pas donnée à l'individu (être biologique) mais à la personne (concept philosophique). La substitution de la notion d'être sensible à celle d'humain équivaudrait à passer du concept de personne à la réalité de l'individu biologique. Elle ne pourrait qu'engendrer des différences de statuts car si on est humain dès qu'accepté dans la communauté des égaux, chacun est en revanche plus ou moins sensible. L'appartenance à l'humanité ne suffirait donc plus pour se voir reconnaître à égalité de droit : il faudrait encore prouver autre chose : sa capacité à souffrir, sa sensibilité, son intelligence, etc. L'antispécisme marque une victoire de la biologie dans un contexte qui appelle cette évolution.
« Les droits de l'homme ont pendant longtemps été assez sélectifs, en fait ce furent surtout les droits de l'homme blanc mâle. La femme, le noir et l'animal non humain n'ont eu que peu de droits au début. Il a donc existé des limitations à cette universalité - qui se rappellent malheureusement à nous chaque jour encore dans les actualités - ; ces limites consistant en celles de son clan, sa tribu, sa famille, sa nation ou son espèce » (Boule de Neige, 13 juillet 1993)
Luc Ferry se demande si un être qui ne peut revendiquer lui-même ses droits peut en posséder. Ce point de vue Kantien fondait ainsi la possibilité d'avoir des droits sur l'exercice d'une liberté. Le danger serait de produire autrement du droit sans contenu donc sans aucune effectivité. La question se pose dès lors de savoir comment les animaux pourraient bénéficier de droits non seulement identiques ou comparables à ceux des 031humains mais simplement de même nature. Cette dérive n'est possible qu'en passant de la notion de liberté à celle de la « valeur de la vie ».
Cette remise en cause de la notion Kantienne d'autonomie se réaliserait miraculeusement au moment même où la société marchande a besoin de nier la liberté du sujet comme le prouvent à la fois les évolutions de la bio-éthique et celles des techniques de manipulations psychiques. La question des droits des animaux prend donc son sens profond que restituée dans ce contexte. L'antispécisme doit pour cela faire de la notion de la qualité de vie l'axe central de sa réflexion. Il n'y a que deux façons de répondre à cette question : soit considérer que toute vie a la même valeur (celle de la cellule comme celle de l'humain) ce qui aboutit à une sorte de vitalisme régressif soit distinguer entre les diverses (qualités de) vies : mais pourquoi accepterait-on alors de distinguer entre les vies animales et refuserait-on de le faire aussi pour les humains ? La réponse est donnée par Lucien Sève : « La déclaration des droits de l'Homme ne s'appuie pas sur l'embryologie pour proclamer que les hommes naissent égaux en droits : implaidable s'il prétendait décrire un donné naturel, un tel principe lui oppose délibérément la fiction qu'il nous enjoint de faire valoir » (Pour une critique de la raison bioéthique, O. Jacob, 1994, p. 29).
Certains considèrent que la vie des animaux aurait la même valeur que celle des humains. Bonnie Steinbock suggère ainsi que les partisans de la libération animale ne doivent pas se sentir obligés de faire une préférence s'ils avaient à attribuer de la nourriture à des enfants mourant de faim ou à des chiens mourant de faim (Cahiers Antispécistes, mars 1993). On ne peut alors que proclamer des droits basiques conformes au principe du plus petit commun dénominateur. La liberté d'expression, celle de réunion ou le droit de grève perdraient alors toute signification. Roger W. Galvin (cité in Cahiers Antispécistes, mars 1993) propose ainsi les droits suivants :
- Tous les êtres sensibles ont le droit de vivre leur vie selon leur nature, leurs instincts et leur intelligence ;
- Tous les êtres sensibles ont le droit de vivre dans un milieu adéquat du point de vue écologique pour leur permettre une existence normale ;
032- Tous les êtres sensibles ont le droit de ne pas être exploités.
On remarquera que ce type de proposition constitue une formidable régression juridique. Elle débouche immanquablement sur une forme de vitalisme masquant en fait la loi de la jungle. Quid en effet des droits à la sécurité sociale ? Que devient la notion fondamentale d'ordre public ? Cet antispécisme fait ainsi passer des siècles de conquêtes sociales à la trappe (du libéralisme).
P. Singer écrit que le rejet du spécisme n'implique pas que toutes les vies soient d'égale valeur : la distinction s'effectuant cependant désormais par individu et non plus par espèce ou par race. Certains individus d'une espèce pourraient ainsi avoir plus de valeur (de droit ?) que d'autres. Steve F. Sapontzis (chercheur à l'Université de Californie) ajoute que « cette règle ne jouerait pas non plus toujours en faveur des humains. Elle exigerait de nous à l'occasion que nous sacrifions des humains pour sauver des animaux, elle pourrait (toutes choses égales par ailleurs) nous demander de sacrifier des humains vieux et cancéreux pour sauver des loups jeunes et en bonne santé ou de sacrifier des violeurs pour sauver des chiens guides d'aveugles » (cité in Cahiers Antispécistes, mars 1993)
Cette prétention à accorder des droits aux animaux serait-elle toujours porteuse d'inégalité ? Elle coïncide trop parfaitement avec les besoins de la marchandisation de l'homme puisqu'elle approfondit la tendance actuelle à soumettre au même droit toutes les espèces et les genres. L'idéal marchand ne serait-il pas de gérer semblablement micro-organismes, végétaux et animaux (humains) là où jusqu'à présent leurs statuts juridiques étaient bien différenciés ? Bernard Edelman a montré en quoi la décision du Département américain du commerce d'autoriser de breveter les nouvelles formes de vie animale obtenues par manipulation génétique (avril 1987) a créé à travers la brevetabilité un mécanisme juridique commun à tout le vivant. Il en conclut que cette décision interfère avec la conception de la vie puisqu'elle brouille la frontière entre vie naturelle et artificielle mais aussi entre nature naturante et nature humaine. Le droit américain serait ainsi passée d'une conception sacrée du vivant à une vision instrumentale. Cette évolution fut (comme le rappelle Edelman) progressive puisqu'elle débuta en 1930 lorsque les plantes obtenues artificiellement ne furent plus des produits de la nature non brevetables. Cette rupture ne concernait cependant encore que le seul domaine de la vie inanimée car le maintien de la vieille opposition 033vivant/inanimé excluait encore toute intervention sur le vivant. Le danger à terme serait de renvoyer l'humain dans la nature car plus rien ne pourrait empêcher alors sa domestication sur un mode identique à celui de la domestication actuelle de la nature. Il en résulterait une dévalorisation de l'humain autorisant son exploitation marchande (eugénique). Pourquoi pourrait-on vendre ou sélectionner génétiquement des animaux et pas des humains ? Il serait dès lors possible de faire évoluer notre droit en matière d'expérimentation sur l'homme, de tri génétique, de transplantation d'organes, de commerce des sous-produits, de dépeçage des cadavres, etc. Les plus fragiles d'entre eux seraient bien sûr les premières victimes (handicapés). Il importe peu que cela se fasse sous forme de privatisation ou nationalisation des constituants de l'homme (gènes, cellules, organes) puisque les deux profanent l'humain de la même façon : « la valeur économique supplante la valeur éthique. A la place de l'être humain, c'est l'argent qui va jouer le rôle pilote de fin en soi : personnification de cette chose et chosification de la personne sont corollaires. Le premier pas effectué, la logique marchande poussera inlassablement à en faire d'autres. Si le sang se vend, pourquoi ne vendrait-on pas aussi les organes, les tissus, les gamètes, pourquoi n'accorderait-on pas de brevets industriels sur des cellules et des gènes ? Tout le corps risque ainsi d'être tenu pour une mine de matières premières rentables : nous y sommes. L'individu entier pourra lui-même devenir objet de commerce : n'est-ce pas chose faite avec des pratiques comme celle des mères abusivement dites porteuses, en vérité vendeuses de leur enfant ? Ainsi les seules logiques de l'argent marchand suffisent-elles à mettre en route une chosification généralisée de l'être humain » (Lucien Sève, op. cit., page 296)
Luc Ferry fait valoir un argument très fort contre l'utilitarisme lorsqu'il demande au nom de quoi refuser de manger un excellent foie gras si ce n'est en rejetant précisément son intérêt. L'interdit ne pouvant être fondé dès lors que sur l'ordre naturel et non plus sur la loi humaine. L'antispécisme ferait régresser l'humain de l'éthique à l'éthologie voire même à la socio-biologie. Il ne s'agirait donc plus de droits humains, mais du respect des nécessités et besoins de chacun. Singer exprime d'ailleurs (comme Bentham) des réserves quant à l'idée même de droits en opposant le vocabulaire du bien-être animal (animal welfare) à celui des droits (animal rights), ce qui le conduit à passer de la problématique de la liberté à celle du bonheur (Ferry, p. 87). Il 034devient dès lors possible (comme le remarque le philosophe) de recourir systématiquement aux experts au nom de morales (opinions) objectives et non aux citoyens et à leur morale subjective. La question des droits animaux déboucherait dans ce cas sur la disparition de ceux des humains. Les plus fragiles d'entre eux seraient les premiers à être privés de droits (notamment de vivre), Le bioéthicien américain H. T. Engelhardt propose par exemple de ne pas voir dans le nouveau né une vraie personne mais ce qui resterait encore relativement proche d'un amas de cellules. William Crick suggère pour sa part un test pour établir le droit à la vie des nouveaux nés. Robert Edwards envisage de cloner chaque embryon pour que l'adulte ait son double cloné. Le professeur Alain Milhaud considère lui que les personnes en état végétatif prolongé constituent des « modèles humains presque parfaits et intermédiaires entre l'homme et l'animal » (sic). B. Chiarelli suggère de fabriquer en série des hybrides hommes-singes pouvant servir de « sous-hommes destinés aux travaux répétitifs et déplaisants » (cité par Lucien Sève, op. cit.).
Les mutations du vivant (végétal, animal, humain) engagent donc à une réévaluation de la catégorie même des droits de l'homme (Edelman, Hermitte, L'Homme, la Nature et le droit). Le passage du concept philosophique d'homme (d'humain) à celui naturaliste d'espèce humaine créé ainsi les conditions intellectuelles pour accélérer la privatisation du vivant, puis de l'homme. L'antispécisme apparaît à cet égard comme un véritable avatar d'une idéologie ultralibérale. Il marquerait donc l'indice d'une véritable crise de civilisation (pressentie par Freud et Arendt). Il serait en effet logique que le dépassement de la société née de la révolution bourgeoise ait des effets sur la liste des titulaires de droits, leur articulation et notre conception même du droit. L'antispécisme le plus conséquent est ainsi porté à ne plus raisonner en termes juridiques. Un groupe américain explique par exemple que les humains ne doivent pas avoir d'autres droits ou libertés que ceux qui seraient strictement nécessaires à la réalisation de leur propre nature (sic). Un groupe anglais explique que le besoin de droit disparaîtra de lui-même avec l'égalité animale. Un groupe français expose bien que partant d'un point de vue diamétralement opposé : « Nous ne raisonnons pas en termes de "droits" à la vie ou à quoi que ce soit. Nous pensons que chacune doit être traitée en fonction de ses propres intérêts » (Pour une politique sans peur).
La question devient celle de la détermination de la façon de traiter chaque individu : il faudra soit enfermer l'être dans sa 035causalité naturelle ou ses intérêts, soit recourir à un démiurge. Ces propositions prennent le contre-pied de toute la tradition kantienne qui postule au contraire qu'il n'y a pas de personne (de sujet rationnel libre) sans la liberté d'échapper à la causalité. Elles se rejoignent car en ne parvenant pas à penser la personne en faisant abstraction des êtres concrets, elles épousent le point de vue (éthico) biologique véhiculé par la modernité. Or, cette réalité ne peut être égalitaire puisque : « la biologie établit de façon indiscutable que toutes les personnes ne se valent pas puisque chacune est un être singulier » (Lucien Sève, op. cit.).
La libération animale ne concernera donc pas uniquement les individus animaux puisque les individus humains en subiraient aussi des conséquences variables selon leurs particularités. Autant il serait possible de discuter - sinon de s'entendre - avec les antispécistes s'il ne s'agissait que de renoncer à manger de la viande ou à porter des chaussures de cuir ou des pulls de laine, autant il devient impossible de débattre d'une idéologie qui finit par justifier l'élimination de certains humains (handicapés profonds) après les avoir soustraits de la communauté des égaux.
Nous consacrerons notre prochain chapitre à examiner comment cet antispécisme de choc conduit à revendiquer l'euthanasie des grands handicapés, de certains malades ou d'enfants. Il convient, dès à présent, de rappeler que tous les antispécistes ne partagent pas ce point de vue soit parce que ces conséquences les effraient (pour le moment ?), soit parce qu'ils considèrent que toute vie est sacrée, celle d'un animal comme celle d'un foetus ou d'un grave handicapé. Ces résistances viennent surtout des milieux d'extrême-droite liés au mouvement antispéciste. Leur thèse en faveur du respect de toute vie est tout autant inacceptable car : « s'il n'est rien au-delà de la vie, pourquoi admettre plus longtemps l'existence de valeurs situées au-dessus d'elle, d'idéaux au nom desquels on pourrait encore songer à faire ce qu'une vaine et désuète morale nommait, il y a peu encore, le sacrifice suprême » (Luc Ferry, op. cit., p. 167). Ce désir de prendre le vivant comme unique modèle débouche en effet très vite sur des thèses proches de celles de la sociobiologie qui entend tirer toutes les valeurs de notre soumission à la nature. Un certain respect de la vie aboutit donc par un biais opposé au même refus de l'humanisme.
037Deuxième partie
« Pourquoi la vie humaine devrait-elle avoir une valeur particulière ? » (Peter Singer)
L'antispécisme ne nous parle pas seulement des bêtes ou alors aussi des animaux humains. Le journal Politis s'est fait ainsi taper sur les doigts par les champions de l'antispécisme pour avoir dénoncé l'initiative prise en mars 1997 par la direction du safari-parc de Port-Saint-Père (Loire-Atlantique) d'exposer au mépris de toute dignité et au même titre que des animaux sous couvert de « découverte des cultures » des femmes, des enfants et des hommes d'origine africaine (sic). Marc Chatellier s'était élevé contre cette initiative qu'il jugeait digne de la période coloniale puisque animaux et humains étaient ainsi comparés et rabaissés au rang d'attraction d'un parc. Les Cahiers lui rétorqueront que « comme à l'accoutumée en civilisation humaniste, ce qui indigne (...), ce ne sont pas tant les conditions de vie effectives de ces personnes exploitées que la comparaison qui est faite avec des non-humains : dignité humaine, mépris des autres animaux, quand tu nous tiens ! » L'exposition, dans de « bonnes » (sic) conditions, ce serait quoi ? Les antispécistes se rendent-ils compte qu'en se situant ainsi sur le terrain des conditions de vie, ils rejoignent les partisans de cette pratique ou de celles qui consistent par exemple à utiliser de vraies femmes en sous-vêtements comme mannequins dans des vitrines de grands magasins ?
Le lecteur n'oubliera pas en lisant les pages suivantes que « l'antispécisme » mène aussi à cela.
Le mot spéciste (speciesism) a été créé par Richard Ryder sur le modèle du racisme ou sexisme : « Le spécisme est à l'espèce ce que le racisme et le sexisme sont respectivement à la race et au sexe : la volonté de ne pas prendre en compte (ou de moins prendre en compte) 038les intérêts de certains au bénéfice d'autres, en prétextant des différences réelles ou imaginaires mais toujours dépourvues de lien logique avec ce qu'elles sont censées justifier » (Cahiers antispécistes). Le mouvement doit sa renommée au livre culte La libération animale (1974). Son auteur, Peter Singer, enseigne la bio-éthique à l'Université de Melbourne en Australie. Il considère en se fondant sur les leçons de la biologie que tous les humains sont des animaux. Le spécisme serait donc la priorité accordée sans raison à la satisfaction des intérêts des humains. L'antispécisme revendique parfois l'héritage du bouddhisme ou de la pensée hindouiste pour lesquels existerait une véritable prise en compte de la souffrance de tous les êtres sensibles. Il s'en prend en revanche ouvertement à la religion chrétienne dénoncée comme la plus spéciste.
P. Singer fut longtemps (avec Tom Regan) l'égérie du mouvement de libération animale. Il est aujourd'hui (dépassé et) vertement critiqué par plusieurs réseaux militants ultras européens. L'Europe du Nord lui reproche principalement sa critique (modérée) des activistes (ALF, etc). L'Europe du Sud lui reproche en revanche de ne pas être conséquent avec ses propres thèses. David Olivier - des Cahiers antispécistes - est ainsi un bon représentant de ce second courant. Il conteste tout d'abord que l'ouvrage La libération animale publié en 1975 ait vraiment donné naissance à un puissant mouvement qui conduirait à la libération des esclaves non humains. Il dénonce ensuite la complaisance de Singer, le promoteur de l'idée d'égalité animale, envers le spécisme quotidien puis envers le mouvement de défense animale, lui même souvent spéciste. La cause essentielle de cette trahison du père serait la faiblesse théorique de sa théorie utilitariste : « Elle laisse la décision, mais aussi l'évaluation des éléments clés de la situation, à savoir l'importance des intérêts de tous ceux qui sont concernés, entièrement entre les mains du décideur, qui se trouvera par la force des choses, puisqu'il est un décideur, parmi les membres plus puissants de la société. L'évaluation de l'importance des intérêts des faibles, et plus spécifiquement ici des animaux non humains, est laissée à la bonne volonté des puissants, des décideurs humains. (Cahiers antispécistes, n. 10, septembre 1994).
Cette critique est d'autant plus intéressante que son auteur se veut lui même utilitariste, Il tente donc, à partir de ce constat de divergence, d'ébaucher quelques solutions « politiques ». La première qu'il entrevoit serait de remettre en cause la pratique qui consiste à baser les arbitrages sur des droits et à leur substituer une évaluation équitable de tous les intérêts humains ou non. La 039seconde solution, plus réaliste à ses yeux, serait de traduire la revendication abstraite de considération égale des intérêts en son équivalent général basé, cette fois, sur des droits. David Olivier critique enfin le spécisme plus explicite de Singer lorsque ce dernier rejette l'utilisation d'humains non sensibles au nom d'un argument de type « engrenage » concernant le risque qu'il y aurait de mettre en péril l'attitude de bienveillance que les humains ont envers leurs enfants ou qu'il parle de « récolte » d'animaux non humains, alors qu'il ne l'accepterait pas pour des humains. Olivier s'interroge alors sur la valeur de l'argument opposé par Singer aux actions de l'ALF : « Telle est aussi l'exigence qu'il fait que, pour qu'une action illégale à l'encontre d'une forme très douloureuse d'expériences conduites sur des singes soit justifiables, on ait au préalable conduit "une longue phase de tentatives pour bloquer les expériences avec des moyens légaux", ceci parce que nous vivons dans une démocratie plutôt qu'en Allemagne nazie ». Quelle est en effet, demande-t-il, la valeur de la démocratie à l'égard des animaux non humains ? L'évocation du statut démocratique serait-elle donc une façon de réintroduire du spécisme ?
040Chapitre 1
La question n'est pas : « Peuvent-ils raisonner ? », ni « Peuvent-ils parler ? », mais, « Peuvent-ils souffrir ? » (Jérémy Bentham)
Beaucoup d'antispécistes refusent de reconnaître aucun caractère sacré à la vie ou à l'humain. Ces valeurs sont jugées en elles-mêmes réactionnaires et en outre responsables du spécisme. On pourrait leur opposer après d'autres que ce n'est pas la vie qui est sacrée mais la dignité. On pourrait de la même façon répéter que l'inverse de sacré ce n'est pas laïc, mais profane. Le problème, c'est que si le sacré n'existe que par rapport au profane, la réciproque est aussi vrai. La question est de déterminer ce que l'antispécisme sanctifie après avoir profané l'humanisme. Sa sacralisation du profane s'étend à la technique au nom d'une toute-puissance démiurgique. Il ne s'agirait donc pas de débarrasser la « vie » (les humains) de superstitions comme la religion ou l'humanisme, mais de la (les) profaner en les soumettant à une toute-puissance tutélaire. L'antispécisme apparaît alors comme la simple variante d'un fantasme de toute-puissance où l'homme se fait Dieu jusqu'à nier que quelque chose puisse échapper encore à son emprise. Les conséquences de ce « monde sans limite » sont socialement catastrophiques (Jean-Pierre Lebrun). Ce même fantasme de toute-puissance se dédouble en fantasme d'une part de perfection (par les manipulations génétiques) et d'autre part d'immortalité (par la possibilité qu'offre le clonage). L'antispécisme en proposant de nier ou modifier l'ordre naturel (par exemple en supprimant la prédation) n'est pas loin de proposer la fabrication d'êtres génétiquement modifiés ou parfaits. Il rejoint ceux qui souhaitent construire un homme enrichi, plus développé, mieux armé, épaulant ainsi (pour d'autres motifs) les projets visant au nom de l'efficacité à reprogrammer l'humain. L'antispécisme est donc contrairement à ce que dit Ferry un avatar 041du culte de la technique : « La crainte de la technique suscite le retour des anciens mythes de la science-fiction : dans l'histoire de Frankenstein comme dans celle de l'apprenti sorcier, nous assistons au renversement par lequel la créature devient le maître de son maître »(Ferry, op. cit., p. 159) L'antispécisme radical se veut fondamentalement athée et non romantique. Il est en fait ouvertement scientiste et même parfois panthéiste.
L'objectif de l'antispécisme serait de prendre en compte exclusivement la capacité à souffrir. L'égalité entre individus resterait donc à géométrie variable mais en fonction de ce seul critère. Cette philosophie emprunte ce paradigme fondé sur l'intérêt individuel à Jeremy Bentham. Le philosophe anglais n'écrivait-il pas en effet alors qu'on débattait encore à peine de l'esclavage : « Le jour viendra peut être où le reste de la création animale obtiendra ces droits que seule la main de la tyrannie a pu lui refuser. Les Français ont déjà découvert que la noirceur de la peau n'est en rien une raison pour qu'un être humain soit abandonné sans recours aux caprices d'un bourreau. On reconnaîtra peut-être un jour que le nombre de pattes, la pilosité de la peau, ou la façon dont se termine le sacrum sont des raisons insuffisantes pour abandonner un être sensible à ce même sort. Et quel autre critère devrait-on prendre pour tracer la ligne infranchissable ? Est-ce la faculté de raisonner, ou peut-être la faculté de discourir ? Mais un cheval ou un chien adultes sont incomparablement plus rationnels, et aussi ont plus de conversation, qu'un nourrisson d'un jour, d'une semaine ou même d'un mois. Et s'il en était autrement, qu'est-ce que cela changerait ? La question n'est pas : "Peuvent-ils raisonner ?", ni "Peuvent-ils parler ?", mais, "Peuvent-ils souffrir ?" (J. Bentham)
Il serait bien sûr toujours possible d'épiloguer sur la définition de cette capacité à souffrir. Tous les animaux souffrent-ils de la même façon, s'agit-il de la même chose, de la même souffrance ? Annick L'Antoëne rappelle que pour l'éthologiste s'interroger sur l'existence et la réalité de la douleur et de la souffrance chez l'animal est délicat car cette interrogation suppose l'adoption d'une démarche comparative homme-animal alors que le refus d'envisager une quelconque continuité entre les espèces animales et l'homme prévaut normalement dans ce domaine. Le piège serait donc que notre sentimentalité nous fasse retomber dans un anthropomorphisme spontané qui consiste à projeter nos propres réactions (sensations) humaines sur l'animal. Les experts rappellent que depuis Von Uexküll (1965) on remet en cause l'idée d'un monde animal unique au profit de la reconnaissance d'une multitude de mondes (d'animaux) 042dont les capacités sensorielles seraient tellement différentes les unes des autres qu'il serait impossible de les réunir. Mais si l'intérêt à ne pas souffrir d'un chat équivaut pour une souffrance similaire à celui d'un rat, il faut alors en déduire que l'intérêt d'un humain n'est pas en soi autre que celui d'un animal. Ce dont nous avons alors besoin pour choisir entre deux souffrances c'est d'une simple balance pour mesurer la quantité de souffrance supportée par l'un ou l'autre et non de leur identité. Le calcul peut être compliqué dans la mesure où l'homme raisonne, anticipe, accroît sa souffrance. Cette difficulté du chiffrage ne remet cependant pas en cause ni son principe, ni son exclusivité. Le spéciste attribue en revanche par principe un avantage aux membres de sa propre espèce. Singer n'en conclut bien sûr pas que tous les individus devraient avoir les mêmes droits : il ne cesse même de répéter que l'égalité est une égalité de considération et non une égalité de droits.
« L'idée que la vie de tous les êtres a la même valeur semble reposer sur des fondements très fragiles » (Peter singer)
Le livre majeur de Peter Singer est non libération animale mais Questions d'Éthique pratique. Il y expose, après avoir prescrit l'égalité animale, les fondements d'une nouvelle division entre tous les individus (humains ou non) rendus en apparence équivalents, mais par soustraction. L'objectif est d'instituer une hiérarchie qui n'avantage pas nécessairement l'espèce humaine. Les leaders du mouvement de libération animale postulent en effet que tous les animaux seront égaux, mais ils ont assez lu Orwell pour pressentir que certains seront plus égaux que d'autres. Les animaux « égaux » auront donc une vie dont la valeur sera jugée différente selon les cas. Le débat n'est pas académique car il entraîne le droit de tuer et de quelle façon y procéder, etc. La pensée antispéciste postule que la valeur de toute vie dépend de sa capacité à souffrir : plus un individu dispose d'une grande propension à la souffrance, plus sa vie aurait une grande valeur. Un individu incapable de souffrance se verrait ainsi tout simplement dénier tout droit à la vie.
« Tuer un escargot ou un nouveau né ne contrarre (sic) pas des désirs de ce genre » (Peter Singer)
Le christianisme aurait la responsabilité criminelle d'avoir inclus tous les humains dans une seule catégorie. L'antispécisme se donne pour but de les (re) diviser pour le bonheur des animaux ; certains humains seraient ainsi titulaires de tous les droits et d'autres un peu moins égaux. La définition même de l'humanité de l'être humain poserait d'ailleurs problème car soit il s'agit d'un équivalent de membre de l'espèce homo sapiens (par examen des chromosomes), soit il faudrait, selon le théologien protestant Joseph Fletcher, satisfaire à certains « indicateurs d'humanité ». Peter Singer propose pour sa part de distinguer les simples membres de l'espèce homo sapiens des véritables personnes lesquelles ne seraient pas de même niveau que les vulgaires homos sapiens. Certains non humains pourraient en revanche être également de (vraies) personnes.
Un humain incapable de souffrir en raison d'handicap ou du son âge ne serait pas une personne. Il serait membre de l'espèce homo sapiens et à ce titre, au mieux, un être sensible : « N'étant pas doués de raison ni conscients d'eux-mêmes, de nombreux êtres sensibles et capables de ressentir le plaisir et la souffrance ne sont pas des personnes. Je les appellerai simplement des êtres conscients. De nombreux animaux non humains entrent dans cette catégorie, auxquels s'ajoutent les nouveaux nés et certains handicapés mentaux (...) Les êtres auxquels manque la conscience de soi ne peuvent pas avoir de droit à la vie au sens plein du mot "droit" » (P. Singer, p. 105)
L'intégration des humains dans la « communauté des égaux » ne serait donc plus systématique. Le caractère excessif d'une telle proposition suffirait à la disqualifier si elle ne rencontrait le soutien de quelques personnalités ou un renfort inattendu de la part d'autres courants théoriques. La revue Pour l'égalité animale (octobre 1997) cite ainsi la proposition de Françis Crick (découvreur de la double hélice d'ADN) en vue d'instituer un test de sélection 044des nouveaux-nés : « Aucun enfant nouveau-né ne devra être reconnu humain avant d'avoir passé un certain nombre de tests portant sur sa donation génétique. S'il ne réussit pas ces tests, il perd son droit à la vie. »
L'autre façon de nier l'humanité est de l'intégrer dans une catégorie beaucoup plus large. Il devient alors possible de penser que les grands singes, les dauphins, les baleines ou, pourquoi pas, les chats ou les chiens en attendant les cochons dépasseraient certains humains en dignité : « Les grands singes, chimpanzés, gorilles, orangs-outangs représentent sans doute les cas les plus évidents de personnes non humaines. Mais il en existe certainement d'autres (...) il est tout à fait possible que les baleines et les dauphins s'avèrent doués de raison et qu'ils aient une conscience de soi (...) Nombreux sont ceux, qui, vivant avec des chiens et des chats (...) sont convaincus que ces animaux ont une conscience de soi et le sens du futur (...) Nous pensons que les chiens sont plus semblables à des personnes que les cochons (...) si nous les gardions comme animaux domestiques, nous inverserions probablement notre ordre de préférence » (P. Singer, p. 120).
La valeur de la vie de ces personnes non humaines (singes, etc) serait bien sûr supérieure à celle des humains auxquels on aurait précédemment enlevé la qualité de personne véritable. Les effets pratiques de ce discours sont bien sûr terrifiants notamment lorsqu'on prend en compte toutes les dérives actuelles et les menaces en matière de génie génétique, clonage ou euthanasie : « Il semble donc, par exemple, que tuer un chimpanzé est pire que tuer un être humain qui, du fait d'un handicap mental congénital, n'est pas et ne sera jamais une personne » (P. Singer, p. 120)
L'antispécisme est - on le perçoit déjà à travers ces quelques exemples - une doctrine dangereuse. Il faut pourtant suivre plus loin le fil de ses réflexions : peut-on faire souffrir ? Peut-on tuer ?
« Tout comme la plupart des êtres humains sont spécistes dans leur propension à infliger de la douleur aux animaux alors qu'ils n'infligeraient pas une douleur semblable à un humain pour la même raison, de même sont-ils spécistes dans leur propension à tuer les autres animaux quand ils ne tueraient pas un être humain »
(Peter Singer)
045L'antispécisme se veut fondé sur la volonté de réduite la somme de souffrances de ce monde. La question qui vient à l'esprit est peut-on comparer la souffrance des humains à celle des animaux ? L'individuation n'est pas en effet développée avec la même intensité dans toutes les espèces, cette différence ne rejaillit-elle pas nécessairement sur le classement même de leur souffrance ? Il faudrait tenir compte de la différence des univers sensoriels car elle influe sur la distinction que rappelle Georges Chapouthier entre la « douleur » (la « nociception ») et la souffrance. La douleur serait la réaction d'alerte intervenant même chez des sujets inconscients alors que la « souffrance » en représenterait le vécu. L'antispécisme rétorque certes que son but n'est pas de réaliser une comparaison précise, mais de provoquer un changement de paradigme conduisant globalement vers beaucoup moins de souffrance. Il y a là cependant paradoxalement une démarche anthropocentrique manifeste. Autant il serait absurde de nier qu'un chat ressente effectivement ce qui ressemble à de ta douleur, autant on doit s'interroger sur la nature de cette réaction. Est-elle de la souffrance ? Est-elle équivalente à celle du poisson ? A celle des serpents ? S'agit-il simplement de variations quantitatives ou avons-nous à faire à des réalités différentes ?
Admettons que la comparaison soit possible, permettrait-elle cependant d'effectuer des choix ? Entre deux souffrances, quelle est la moindre ? Comment choisir au besoin qui doit souffrir ? L'antispécisme se heurte à la question de la conciliation des intérêts : s'agit-il toujours de faire primer les intérêts individuels ou le sacrifice de l'un est-il possible dans l'intérêt collectif ? L'utilitarisme prône d'évaluer systématiquement les actes ou événements en fonction de leurs conséquences pour tous les individus qu'ils vont affecter de façon positive ou négative. Comment justifier alors l'utilisation d'une voiture puisqu'elle tuera des centaines d'individus ? Qu'advient-il des moucherons, papillons et autres insectes percutés par chaque véhicule ? Comment justifier une promenade en forêt puisque à chaque pas on assassine des animaux ? Les textes foisonnent où certains « ultras » s'interrogent même sur leur droit de « vivre » (sic). Certains antispécistes qui revendiquent la possibilité de prendre en compte l'intérêt collectif contre l'intérêt individuel reprochent aux partisans de l'humanisme d'utiliser l'intérêt collectif (la peur 046collective liée au refus de reconnaître le caractère sacré de la vie) pour refuser l'euthanasie. La vie d'un humain handicapé vaut-elle la mort d'individus animaux normaux ? Sans doute pas ! Celle d'un animal vaut-elle la mort d'un orphelin gravement handicapé ? On peut le craindre. Il deviendrait alors possible de sacrifier des humains pour sauver d'autres vies plus nombreuses. Une partie du mouvement antispéciste rejoint ici les positions en faveur de l'extinction humaine.
« S'il est aussi grave d'expérimenter sur une souris et de la tuer que de tuer un homme, cela veut dire qu'il n'est pas plus grave de tuer un homme que de tuer une souris ? » (Henri Atlan)
L'antispécisme substitue le critère de la souffrance à celui du caractère sacré de la « vie ». Il remet donc en cause l'interdit majeur qui porte sur l'homicide (le fameux « tu ne tueras point »). L'obligation ne porte plus sur le respect de la vie, mais sur l'interdiction de faire souffrir : peut-on dès lors tuer sans faire souffrir non seulement les animaux, mais aussi les humains ? L'utilitarisme de Bentham admet le droit de tuer l'animal (humain ou non) sans le faire souffrir. Peter Singer reste, semble-t-il, en deçà puisqu'il tient compte non seulement des conséquences sur les autres humains de la mort de l'un d'entre eux (la souffrance d'une mère par exemple), mais aussi parce qu'il intègre ce que l'on peut considérer comme la perte d'une chance de vie. Le théoricien, conscient une fois de plus des risques de dérives, tente de bricoler des limites : la principale tient à la capacité d'avoir des projets (de vie) dont la privation causerait la souffrance. Il tend ainsi à réintroduire une différence de nature entre tous les humains et les autres animaux. Le problème c'est que, si cette distinction tombe, il devient possible de tuer sans souffrance. Certains reprochent pourtant à Singer d'avoir créé ainsi deux types d'utilitarisme : un hédoniste pour les « animaux non conscients d'eux mêmes » et un de préférence pour les autres : « Chanteur ignore, ou feint d'ignorer, que les utilitaristes qui comme Singer se basent, non sur le seul intérêt à ne pas souffrir, mais plus généralement sur les préférences des êtres, sont tout à fait à même de condamner le fait de tuer, tant un être humain en possession des capacités nécessaires pour préférer continuer à vivre qu'un non-humain possédant lui aussi ses capacités - comme c'est le cas à un degré ou un autre au moins de la plupart des vertébrés. A l'inverse, les utilitaristes hédonistes qui comme Bentham ne prennent en compte 047effectivement que le plaisir et la souffrance (d'eux-mêmes et d'autrui) ne voient aucun inconvénient de principe à tuer y compris un humain - et ne s'y opposent que pour des raisons contingentes, comme la peur qui s'ensuivrait chez les autres » (David Olivier, Cahiers antispécistes Lyonnais, juin 1993
Ce même David Olivier découvre en 1994 que cette distinction resterait de nature spéciste puisqu'elle serait fondée sur des caractéristiques opposant les humains normaux aux animaux : « Il est difficile de voir comment tout le mal que nous tendons à voir dans le fait de tuer un être humain pourrait être expliqué, comme le voudrait Peter Singer, par le seul fait que la mort frustrera les préférences que l'individu a pour son avenir, préférences qu'ont les humains mais que les animaux non humains n'ont pas, ou ont moins ; car dans ce cas, le fait d'imposer à un individu un changement drastique quelconque dans sa vie, tel le fait de le condamner à un emprisonnement de longue durée, serait exactement aussi mal que le fait de le tuer (...) Il est difficile de voir comment l'utilisation de la préférence pourrait à elle seule rendre les individus moins remplaçables que ne le fait l'utilitarisme hédoniste »
(D. Olivier, Cahiers antispécistes Lyonnais, septembre 1994)
Les solutions avancées pour « sauver » les humains semblent donc pire que tout puisqu'elles débouchent sur la possibilité de hiérarchiser le droit à la vie, donc de hiérarchiser les hommes. Les antispécistes échouent ainsi dans la tentative d'échapper aux conséquences de leur postulat : l'unique solution leur est fermée puisqu'ils refusent de reconnaître leur frère dans tout humain.
048Chapitre 2
« Les nazis ont commis des crimes effroyables ; mais cela ne signifie pas que tout ce que les nazis ont fait était effroyable. Nous ne pouvons pas condamner l'euthanasie uniquement parce que les nazis l'ont pratiquée, pas plus que nous ne pouvons pour cette raison condamner la construction de nouvelles routes. D'une manière ou d'une autre si l'euthanasie menait aux atrocités nazies, ce serait une raison pour la condamner. Mais est-ce l'euthanasie, plutôt par exemple que le racisme qui est la cause des meurtres de masse accomplis par les nazis ? » (Peter Singer)
« Comment ne pas être d'accord avec ce qu'affirme ici Singer ? Serait-ce déjà, pour ces "antifascistes" être pro-nazi que de dire que tout ce que les nazis ont fait n'a pas à être condamné de ce fait ? Et puisque Hitler faisait de la peinture, nous devrions aujourd'hui condamner l'art ? Faut-il que nos agresseurs soient des fanatiques, et aient ainsi identifié le nazisme au diable des chrétiens, qui par définition ne fait que le mal ? »
(Comité la manipulation verbale)
Arrivé à ce stade de l'analyse, on pourrait penser que l'égalité animale est une sorte de produit d'appel servant à vendre une idéologie globalisante traitant de l'Éthique à l'âge postmoderne. L'individu acquis à la cause antispéciste se trouve conduit (parfois malgré lui) à défendre d'autres thèmes comme l'élimination de certains handicapés, l'infanticide des nourrissons, etc. Il est difficile de déterminer quelle est la motivation première chez des auteurs comme Singer. S'agit-il vraiment de la cause animale et ses propositions en matière d'euthanasie sont-elles la conséquence (plus ou moins bien assumée) d'un discours théorique qui se serait « emballé » ? Ou s'agit-il, dès le départ, de saper 049l'unité du genre humain au nom d'un antihumanisme pratique : dans ce cas, il faudrait concevoir la libération animale, sinon comme un prétexte, du moins comme l'un des fronts possibles parmi ceux qui permettent aujourd'hui de saper l'humanisme ? Nous avons en effet montré que les sectes constituent aussi une machine de guerre contre l'humanisme (Le Retour du Diable, 1997, la Scientologie, laboratoire du futur ?, 1999, Golias) Cette alternative pourrait expliquer que l'on croise chez les antispécistes aussi bien des militants se revendiquant d'une filiation libertaire, d'ultra-gauche, d'extrême droite, « prolife » ou « prochoix ».
« En Allemagne, depuis la défaite d'Hitler, il n'est plus possible de discuter ouvertement de l'euthanasie, ni de chercher à savoir si une vie humaine peut être à ce point misérable qu'elle ne vaut plus la peine d'être vécue » (Peter Singer)
L'antispécisme dévoie outrageusement le combat en faveur de l'euthanasie humaniste - droit de mourir dans la dignité - de la même manière qu'il défigure radicalement la cause de l'égalité. Il suffit pour s'en convaincre de relire ces lignes du sénateur Caillavet, promoteur de cette noble cause : « L'ADMD, sous peine de souffrir de déviances, s'oppose avec force à l'euthanasie pour des raisons politiques (antisémitisme, épuration raciale), pour des motifs économiques (grands infirmes, oisifs...), ou pire, des principes eugéniques (déments, anormaux) » (Panoramiques).
Le lecteur conservera à l'esprit au moment où il voudra juger de la « valeur de la vie » que « le sens de l'existence se situe dans l'espèce plus que dans l'individu lequel doit se borner à apporter sa contribution à un édifice d'ensemble qui le dépasse infiniment » (Luc Ferry, op. cit., p. 64)
Peter Singer est davantage connu en Allemagne en tant que théoricien favorable à l'euthanasie. Il existe selon nous une corrélation très forte entre cette position et sa doctrine antispéciste. Singer considère que dans certains cas, il est non seulement possible, mais souhaitable de tuer certaines personnes (enfants handicapés, vieillards) en raison de leur (non) « qualité » de vie. Lucien Sève a établi avec force en quoi cette notion est vide de tout contenu véritable : elle peut servir à justifier des économies sur des programmes de santé en fonction de l'espérance de vie. Elle est pourtant revendiquée par de nombreux militants y compris des Cahiers antispécistes. D. Olivier considère ainsi que l'euthanasie 050est un thème majeur de la libération animale puisqu'il s'agit selon lui de l'acte de tuer pour le bien de l'individu lui-même et non de la société. L'euthanasie est enfin considérée comme un moyen de combattre le caractère sacré de la vie : « La vérité est que les humaines auxquelles on refuse la mort alors que ce serait dans leur intérêt, sont victimes elles et eux aussi du spécisme ; ils et elles doivent souffrir jusqu'au bout, au nom, non de leur bien, mais de l'intangibilité de l'"humanité" dont chacune d'entre nous est censée être le ou la représentante. L'Église catholique le dit très clairement : c'est au nom, non des intérêts de l'individu, mais de la "dignité" de l'homme - notion tout à fait indifférente au/à la nouveau née qui souffre - que l'euthanasie doit être interdite » (Cahiers antispécistes, avril 1998).
Singer revendique d'abord la légalité de l'euthanasie volontaire, donc exercée par la personne. Il n'exclut pas l'assistance au suicide à travers par exemple la mise à disposition des moyens. Il cite ainsi le cas du docteur Kevorkian et de sa « machine à suicide » qu'il fournit aux volontaires : il fixe un tube dans une veine du patient par lequel passe au départ un liquide inoffensif, le malade peut ensuite tourner lui-même une commande qui fait passer une drogue produisant un coma, une dernière substance mortelle est alors injectée automatiquement. Ce médecin ne peut être poursuivi puisque l'assistance au suicide ne constitue pas un délit dans l'État du Michigan.
Singer justifie également l'euthanasie non volontaire de la même manière que l'infanticide. Elle concerne tous les cas où le sujet n'a pas la capacité de choisir de vivre ou de mourir. Ce point de vue l'amène à accepter la possibilité d'euthanasier les enfants gravement handicapés. Il rappelle que l'appartenance à l'espèce humaine n'est pas un critère pertinent pour l'interdire puisque l'individu ne dispose pas de la rationalité, de l'autonomie, de la conscience de soi. Le fait que l'individu puisse dans le futur accéder à cette potentialité ne constitue pas un obstacle. Le seul facteur de distinction tient dans ce cas à l'avis des parents ou pourquoi pas de la société : la mise à mort d'un enfant pouvant parfois provoquer la souffrance psychique de ses parents ou même déboucher sur une frayeur collective en raison du sentiment d'insécurité qu'elle créerait.
Un nourrisson étant un être sensible (non rationnel) comme une vache, il serait mal de le tuer. La question demeure cependant posée de la conciliation de « son » intérêt et des autres intérêts. L'utilitarisme total n'interdit pas, en effet, de tuer un enfant (même non handicapé) dans la mesure, et sous la condition, que 051cette mort soit compensée par une autre vie (naissance). Chacun serait ainsi « remplaçable » du point de vue de la doctrine utilitariste totale (intégriste ?). Une mère pourrait tuer son bébé né au mauvais moment dans la mesure où un autre suivrait. Cette idéologie conforte un point de vue « utilitariste » sur la filiation loin de toute institution. L'enfant devient, dans ce cas, un vulgaire produit de consommation comme un autre : on pourrait l'acquérir comme et quand on veut, exiger un label de qualité, zéro-défaut ou l'échange.
Lorsque le nourrisson est gravement handicapé mieux vaut dans ce cas le tuer sans souffrance. Singer cite les enfants porteurs de spina bifida (1 sur 500), les trisomiques ou hémophiles. Il admet cependant que le sort des enfants moins handicapés est beaucoup plus problématique : les parents devraient avoir la possibilité de laisser vivre leur enfant ou de le faire tuer. Cette pratique de l'euthanasie concerne également les grands malades ou les personnes âgées. Singer rappelle que les États-Unis comptent 5 000 à 10 000 américains à l'état de vie végétative : « considérer leur droit à la vie ou le respect de leur autonomie n'a pas grand sens pour eux (...) Ils sont biologiquement vivants, mais ne le sont plus d'un point de vue biographique ». Il ajoute alors qu'il n'existe pas de différence morale entre tuer et le fait de permettre de mourir. Il tente ensuite de répondre à ses détracteurs qui lui reprochent d'évoluer sur une pente glissante. Il explique que les nazis n'avaient pas de vrais programmes d'euthanasie (fondés sur la souffrance). Il s'agissait pour eux de supprimer des « bouches inutiles » plutôt que de tuer par compassion. Il explique ensuite que l'histoire prouve que le fait de tuer certaines catégories d'êtres humains (enfants, vieux, etc) ne fait pas soudainement tomber l'interdit de ne pas en tuer d'autres. L'enjeu reste bien cependant, quoi qu'il en dise, de séparer les humains en différentes catégories. Il est exact que Peter Singer ne revendique pas l'élimination de tous les faibles, mais en renonçant au caractère sacré de l'humain, il inverse le principe du droit à la vie de tout individu humain.
Jacques Testart a montré par ses travaux et ses écrits que toute visée eugénique est cumulative. L'élimination des handicaps les plus lourds au nom de la qualité de la vie aboutit à considérer dans un deuxième temps comme inacceptables des handicaps jusqu'alors jugés acceptables. On peut répondre aux 052partisans de ce culte de la pureté maquillé ici en « qualité de vie » que cette « qualité de la vie » est de l'ordre de l'indécidable puisqu'elle est intransgressible (Lucien Sève). On ne peut aussi que suivre le biologiste lorsqu'il démontre que les performances technologiques dans le domaine de la reproduction ouvrent la porte à un eugénisme démocratique et insidieux (sic). Le mythe de la perfection est non seulement voué à l'échec, mais de plus, créateur de faiblesse : « que dire de la liberté de ces mêmes enfants, lancés dans l'existence sur la base des indices de conformité ? Interdits de décevoir en cela qui les fit élire, ils n'en seraient pas quittes pour autant avec le risque commun d'imperfections variées. Et ces manifestations d'identité pourraient être évaluées et sanctionnées comme actes de désobéissance au mythe qui leur valut de naître. Ainsi va le résistible désir d'enfant parfait, vers des douleurs éparpillées et imprévues, chaque fois que l'ambition démesurée de maîtrise sera démentie par l'étrangeté incontournable du vivant » (J. Testart, le désir du gène, François Bourin, Paris, 1992, p. 242). La recherche de la perfection est bien une machine à fabriquer des déviants et des « anormaux ».
Peter Singer commet pour le besoin de sa démonstration une grave erreur historique. L'euthanasie ne fut pas en effet un banal accident conjoncturel au sein de la politique nazie : les historiens ont montré que l'extermination des handicapés pratiquée par Hitler s'inscrivait bien dans la lignée des conceptions de l'euthanasie élaborées depuis le début du XXe siècle. Willi Dressen a établi que l'euthanasie nazie se rattache directement aux théories de l'eugénisme et s'inspire ouvertement de l'idée darwiniste de « lutte pour la vie » et de la suprématie du plus fort. Alfred Hoche et Karl Binding publièrent en 1920, un ouvrage au titre très proche des formules de Singer intitulé Permettre de mettre fin aux vies qui ne valent pas la peine d'être vécues. Dressen fait remarquer que ce livre contient toutes les expressions qui hanteront le nazisme. L'euthanasie nazie se voudra la mise à mort miséricordieuse et indolore de l'homme qui souffre. Son programme débuta dès 1933 (prise de pouvoir), donc bien avant la solution finale (juifs). Un film de propagande nazie se concluait ainsi sur cet appel « N'est ce pas l'exigence de la charité : délivre ceux que tu ne peux guérir ». L'handicapé dont la vie serait exempte de valeur devient un asocial : stérilisation (1933), réduction des rations alimentaires (1935), euthanasie des enfants (1938). L'historien 053Michael Pollak confirmera également que les malades mentaux et les grands handicapés furent bien les premières victimes des premières mesures eugéniques nazies : le dogme de la pureté de la race se cachant derrière cette notion de vie ne valant pas la peine d'être vécue (François Bedarida, La politique nazie d'extermination, IHTP, Albin Michel, 1989).
L'euthanasie à la sauce Singer n'est certes pas motivée par les mêmes motifs que celle des nazis. L'accusation qui consiste à dire que Singer serait un néo-nazi est donc absurde et dangereuse car elle nous renvoie aux figures passées de l'inhumanité et non à ces figures possibles futures. Singer revendique d'ailleurs une méthodologie accordant plus d'importance aux effets qu'aux buts : « son » euthanasie rejoint à ce titre, dans ses effets, la lecture moderne de la purification. Elle ne doit donc pas être interprétée à la lumière du passé mais du futur libéral-totalitaire. Jean Ziegler a su ainsi dès 1975 nous mettre en garde contre la perversion de l'euthanasie sous couvert du medicated manslaughter ou assassinat légal préconisé par la déclaration de Harvard : « La société devrait sans hypocrisie admettre l'existence que, dans chaque génération, certains de ses membres sont atteints de troubles et de déficiences tels qu'une vie normale leur est interdite (...) Dans cette situation, il faut concentrer tous les efforts sur les malades pour lesquels il existe un espoir "raisonnable" de guérison. Condamner les autres à une vie plus ou moins longue et qui, de toute façon n'en est pas une, relève de l'hypocrisie, pis encore, cela équivalait à gaspiller des ressources limitées et toujours plus précaires des hôpitaux » (Jean Ziegler, Les vivants et les morts, Seuil, 1975, p. 123).
Le comité La manipulation verbale explique que cette objection « humaniste » est erronée car : « ce ne sont pas les capacités sociales de l'individu qu'il cherche à évaluer, mais quels sont ses intérêts réels. Et lorsque Singer et nous-mêmes parlons de valeur de la vie, nous ne parlons pas, comme le faisaient les nazis de la valeur sociale de la vie des individus de telle ou telle catégorie, mais bien de la valeur que sa propre vie revêt pour l'individu lui-même. C'est en ce sens et en ce sens seulement qu'on peut dire que c'est fonction des capacités de l'individu. »
On peut rappeler cependant que (par delà même la question de la dignité de l'humain), l'individu voué à être euthanasié ne « choisit » pas toujours lui-même sa mise à mort (parents, société, etc). Remarquons au passage que la question du désir de vivre ou non est beaucoup plus complexe que cela. Singer et consort font largement l'impasse sur l'inconscient et ses contradictions inévitables. Leur schéma d'analyse semble pour le 054moins « simpliste » ou si l'on préfère fonctionnaliste. Remarquons enfin que Singer raisonne en terme de catégories : les spidas, les trisomiques, etc. L'intérêt individuel est donc déterminé dans ce cas par l'appartenance à un groupe et non en soi. Notons enfin l'avantage (ou l'inconvénient) qu'il y aurait à naître dans telle ou telle famille : la vie du nourrisson (handicapé) dépend en effet dans ce cas de la nature (parents biologiques) et non de la culture, c'est à dire des normes qu'une société se donne à elle-même pour s'humaniser.
L'antispécisme semble pouvoir (par-delà sa diversité) se réduire à trois thèses :
1) Être humain ne suffirait plus pour se voir reconnaître des droits : il faudrait avoir quelque chose en plus. Peu importe quoi puisque cela conduirait toujours à créer de la dissymétrie. La doctrine antispéciste remet donc nécessairement en cause le principe même d'égalité humaine.
2) Être un animal pourrait devenir « supérieur » donc préférable à la situation de tel humain. Les homo-sapiens-sapiens seraient certes globalement sauvés mais toujours au cas par cas. Chacun devrait donc faire « ses » preuves individuellement et non se prévaloir de son espèce. Le critère importe peu dès lors qu'il aboutit à préférer (choisir) tel animal plutôt que tel humain. Pourrait-on dès lors envisager le sacrifice de ces sous-humains pour le bien d'autres animaux ? Faudrait-il légitimer ainsi des exogreffes dans lesquels des sous-humains seraient les donneurs ?
3) Être un humain élevé à la dignité de personne serait-il suffisant pour interdire au besoin le sacrifice d'un intérêt particulier (d'un individu) au nom de l'intérêt du plus grand nombre ? Faudrait-il accepter de sacrifier une bête « saine » dans l'espoir de sauver des millions d'humains ? Pourrait-on sacrifier un humain « sain » dans l'intérêt de millions d'animaux ? Rien n'interdirait de pondérer ces divers « intérêts » en jeu en tenant compte de la valeur respective des vies : combien de porcs pour un humain ? Combien de fourmis pour un nourrisson ou réciproquement ?
Ces principe admis, on ne voit plus ce qui pourrait empêcher la mise en place d'un vaste programme d'élimination (sans souffrance) des êtres dont la vie nous apparaîtrait sans valeur. Un tel programme diffère-t-il fondamentalement des diverses politiques de purification humaine ? Le fait que Singer dénonce avec force l'extermination nazie ne constitue pas une réponse : l'antispécisme 055ne peut tolérer en effet qu'on s'en prenne à une race, à un sexe, à une espèce, etc. Il ne veut connaître que des individus qu'il n'est pas toujours mal de tuer en raison de leur être : « Quand nous aurons réalisé que l'appartenance d'un être à notre propre espèce ne constitue pas en elle-même une raison suffisante pour qu'il soit toujours mal de le tuer, nous en arriverons peut-être à reconsidérer la politique actuelle qui veut préserver la vie humaine à tout prix même dans les cas où il n'existe aucune perspective d'existence dotée d'un sens ou de vie sans terribles souffrances » (...) « Pour ce que nous savons, aucune caractéristique moralement pertinente n'est possédée par les bébés humains à un degré plus élevé que par des animaux non humains, à moins qu'il ne faille considérer la potentialité des enfants humains comme une caractéristique rendant moralement injustifiée de les utiliser pour des expériences » (Peter Singer, p. 134, p. 55).
« Peut-on supprimer la vie de l'embryon et du foetus ? »
(Peter Singer)
« Nous pourrions traiter les (antifascistes humanistes) de fascistes parce que, de même que les religieux "intégristes" et les militantes d'extrême-droite, ils/elles sont "pro-vie" (...) ils partagent avec les religieux la sacralisation de toute vie humaine. Pas étonnant, ensuite, que l'avortement soit tant culpabilisé ! » (La Manipulation verbale)
La défense du droit à l'avortement constitue pour beaucoup d'antispécistes un enjeu essentiel. Leur combat ne semble pas motivé par la défense de la liberté individuelle des femmes, ou, par la volonté de faire d'un enfant le projet d'un couple et non un simple fruit d'un acte sexuel. L'I.V.G. constitue pour eux un moyen didactique pour convaincre que la vie n'est pas sacrée. Il devient alors possible par glissement successif d'en conclure que l'humain ne l'est pas davantage. Cette instrumentalisation de la lutte en faveur de l'I.V.G. prouve une fois encore leur incapacité (leur refus ?) à comprendre que c'est l'humanisation qui rend l'homme sacré, pas ses gènes. Cette bévue n'est pas sans réel danger car il suffit de relire ce qu'écrit Singer pour découvrir que c'est cette incapacité à comprendre l'humanisation qui se trouve à la base de l'antispécisme.
Singer s'en prend d'abord à la thèse qui défend le caractère sacré de la vie (humaine ou non). Il dénonce ensuite la notion (beaucoup plus dangereuse pour son système) d'humain potentiel. 056Il ne peut admettre que la dignité soit due non à la biologie mais à cette humanisation possible. Il rappelle donc que du point de vue de l'utilitarisme total, l'avortement constitue une banale contraception puisqu'il permet de contrôler le niveau de population (un individu égal un autre). Il peut dès lors, après avoir évacué la question de l'humanisation de l'homme, faire mine de chercher le critère permettant de séparer l'oeuf fécondé (biologique) de l'enfant (être sensible). Il explique tout d'abord que la naissance ne constitue pas un critère pertinent au regard de la souffrance car il serait étrange de ne pas pouvoir tuer un enfant prématuré alors que nous pouvons tuer un foetus plus développé que lui. Il ajoute donc que la localisation d'un être - à l'intérieur ou à l'extérieur de l'utérus - ne permet pas de décider s'il est mal ou non de le tuer. Chacun pressent déjà ici un risque de dérive conduisant de fait de l'avortement à l'infanticide. Singer explique ensuite que la « viabilité », c'est à dire la capacité à vivre une vie sensée en dehors de l'utérus dépend trop de l'état de la médecine (du pays) pour fonder sur elle le droit de tuer. La seule solution envisageable serait donc de changer de postulat pour ne plus accorder de statut particulier à la vie humaine qu'il s'agisse d'un foetus, d'un nourrisson, d'un enfant, etc : « la vie humaine n'a pas plus de valeur que celle des animaux non humains parvenus à un même degré de rationalité, de conscience de soi, de conscience, de sensibilité, etc » (p. 151).
Singer retrouve alors son postulat de départ à savoir la capacité à ressentir ou non de la douleur. Le foetus peut être tué, mais dans la douceur et non comme trop souvent, dans la souffrance. Il condamne ainsi pour cette raison l'injection d'eau salée car la souffrance dure des heures. Ce discours antispéciste vient ainsi épauler certaines propositions eugéniques autoritaires qui émanent, soit de groupes humanicides soit de scientifiques acquis à la thèse de la qualité de vie : « L'avortement d'un foetus gravement malformé ne devrait-il pas être obligatoire ? » (Bentley. Glass). On envisage ainsi, sur la base d'un diagnostic préimplantatoire (DPI), de développer ce que Jacques Testart et son équipe dénoncent à juste titre sous le nom d'eugénisme scientifique.
La doctrine antispéciste relative au statut du foetus déborde donc la question de l'avortement. Elle postule que dès lors que le foetus n'est plus sacré parce qu'humain, il devient enfin possible d'envisager des expérimentations sur les embryons et d'utiliser médicalement les tissus foetaux. Faire des composants de l'homme du « non-humain » n'est-ce pas faire le bonheur de l'industrie ?
057Les militants soi-disant extrémistes épousent donc le discours de la mondialisation marchande dans l'un de ses enjeux les plus actuels.
« Après l'élimination des races inférieures, le premier pas dans la voie de la sélection, c'est l'élimination des anormaux »
(Professeur Charles Richet, Prix Nobel de médecine)
Singer traite d'abord des expérimentations réalisées sur des embryons humains encore en vie. Il rejette les thèses qui permettraient de s'y opposer : le foetus, être humain ou humain potentiel. Il en conclut donc que la fabrication industrielle de bébés ne serait pas en soi condamnable si ce n'était la situation de surpopulation humaine qui n'incitait plutôt à des politiques malthusiennes. On voit comment l'antispécisme rejoint ici les thèses relatives à une hypothétique surpopulation. Singer note ensuite que puisque l'enfant est insensible jusqu'à la 18e semaine (au moins), il n'y a donc aucune raison de s'opposer aux recherches sur les foetus puisqu'ils ne peuvent pas souffrir. Le foetus âgé de plus de 18 semaines doit être ensuite considéré comme un animal non humain donc comme un être sensible mais non conscient de lui-même (comme une poule, une vache). Singer après avoir noté qu'il lui semble souhaitable qu'on puisse utiliser du tissu foetal et rappelé sa préférence pour une société non marchande, précise qu'il ne lui semble pas condamnable que des femmes tombent enceintes dans le seul but de vendre leur tissu foetal car cette exploitation ne lui semble pas pire que celle que nous acceptons pour des formes d'emploi plus communes. L'antispécisme rejoint une fois de plus les besoins qui sont ceux de la marchandisation totale. Le fait que Singer répète à l'envi qu'il n'approuve pas ce système, n'est en l'espèce d'aucun remède. La socialisation des corps aboutissant ici à créer une sorte de « communisme à la Ubu », digne du meilleur des mondes (A. Huxley).
« La vie d'un nouveau-né a moins de valeur pour celui ci que la vie d'un cochon, d'un chien, d'un chimpanzé » (Peter Singer)
Singer après avoir banalisé l'avortement en niant tout statut particulier à la vie humaine note que ces thèses s'appliquent 058autant au nouveau-né qu'au foetus puisqu'un bébé n'est pas encore un être rationnel conscient de soi et se trouve donc, de ce fait, bien inférieur à d'autres animaux. Il s'étonne qu'on puisse souvent estimer que la vie d'un bébé soit plus précieuse que celle d'un adulte car rien ne prouve que tuer un nourrisson soit plus mal que tuer un adulte (innocent). Il voit là le signe d'une sensibilité déplacée pour les individus qui ont besoin d'être protégés, à l'instar de la préférence pour le bébé phoque comparé au gorille à qui manquerait la « beauté ». Singer semble ici trahir son refus de la compassion : pourquoi protéger les êtres vulnérables ? Il témoigne aussi de son incapacité à comprendre que si on accorde la priorité aux plus faibles, ce n'est pas seulement par compassion, mais parce qu'ils constituent la grandeur même de l'humanité, au sens, où, selon nous, l'homme n'est grand que (dans le respect) de ses faiblesses. Il est vrai que les Cahiers antispécistes font de la guerre au « respect » l'un de leur combat : apprendre à respecter l'autre n'est-ce pas apprendre à être « tenu en respect » bref à être dominé ? Le bébé humain ne doit donc pas être préféré au rat de laboratoire qui est lui aussi innocent. L'infanticide est légitime dans les mêmes conditions que le meurtre d'animaux comparables : « Il serait évidemment difficile de dire à quel âge les enfants commencent à se considérer eux-mêmes comme des entités distinctes existant dans le temps. Même lorsque nous parlons avec un enfant de deux ou trois ans, il est généralement très difficile d'obtenir de lui une conception cohérente concernant la mort ou la possibilité que quelqu'un - sans parler de l'enfant lui-même - puisse cesser d'exister (...) le droit à la vie ne devrait prendre effet avec toute sa force légale qu'un peu après la naissance, peut-être un mois après, et non pas à la naissance même » (p. 169).
Le christianisme porte selon Singer la lourde responsabilité de ce refus criminel de l'infanticide. Son futur cadre légal devrait bien sûr tenir compte de la perte subie par ceux qui le chérissaient.
« L'idée de sélectionner les Hommes comme du bétail ou de la volaille offense en la plupart de nous des sentiments respectables qui sont peut-être des préjugés, mais qui, peut-être aussi, tiennent trop solidement à l'armature de notre civilisation pour que nous les puissions contrarier sans risque » (Jean Rostand)
059Singer n'est certes pas eugéniste au sens où ses propositions en matière d'euthanasie sont effectuées officiellement dans le seul intérêt de l'individu lui-même : on peut cependant opposer à ce point de vue « béat » plusieurs autres dogmes en vigueur parmi les antispécistes européens. Les actes doivent être, selon eux, jugés en prenant en compte tous les intérêts individuels en jeu. Cette somme d'intérêts individuels ne compose-t-elle pas dès lors une sorte d'intérêt collectif ? Serait-il raisonnable de financer des programmes pour des grabataires, pour des handicapés ? Est-il de l'intérêt collectif de laisser se reproduire des individus porteurs de gènes défectueux ? On ne voit pas ce qui dans l'utilitarisme pourrait être un obstacle à ce passage vers l'eugénisme. N'est-il pas probable que l'élimination (sans douleur) à la naissance de tous les porteurs d'une anomalie tendrait à les empêcher de se reproduire, donc pourrait devenir de type eugénique ? On perçoit mieux déjà en quoi le refus de reconnaître la spécificité de l'espèce humaine, c'est à dire d'organiser la défense de la dignité de l'homme, conduit, non seulement (et c'est déjà assez) à l'euthanasie des plus faibles, mais à se prendre pour des apprentis sorciers, pour des démiurges : « ma vie ne m'appartient pas. En tant qu'être humain, je suis dépositaire d'une valeur sacrée, que la démocratie soi-disant laïque a changée en « dignité ». La loi française tente même de définir la dignité humaine et entend bien la défendre. Ainsi des médecins ont été condamnés pour avoir fait des expériences sur une personne en état de mort cérébrale. En entendant cela, je n'ai pu m'empêcher de me demander pour qui nous, êtres humains, nous nous prenons (...)Nous sommes protégé/e/s alors que nous sommes mort/e/s et même lorsque nous ne sommes pas né/e/s (...) notre vision simpliste des choses risquerait d'être bouleversée si, par exemple, des animaux non humains portaient des embryons humains (...) Bien sûr, aucun membre de l'espèce humaine n'est oublié. Au cas où quelqu'un aurait le mauvais goût de traiter un/e handicapé/e comme un animal, l'ONU déclare que « le handicapé a essentiellement droit au respect de sa dignité humaine ». (...) la dignité d'un être est une invention purement subjective, vide de sens (...) Comment allez vous faire quand vous apprendrez qu'un/e hybride humain/e a vu le jour ? Si le public et la plupart des médecins sont inquiets devant les progrès de la génétique, c'est qu'elle risque de brouiller notre vision simpliste et rassurante des choses, elle nous pose sérieusement le problème de notre nature. Nous comprenons qu'il est possible de franchir la barrière des espèces. Une fois le miroir franchi, comment ferons-nous ? Qui respecterons-nous ? » (Pour l'égalité animale, octobre 1997).
060Que respectons-nous ?
Telle est en effet la question essentielle.
Encore faut-il bien sûr ne pas considérer que le respect est en soi une notion inacceptable.
061Chapitre 3
Le mouvement de libération animale multiplie ses attaques contre le spécisme ordinaire. La critique de la corrida ou des cirques est sans doute nécessaire mais occulte, selon lui, l'essentiel. Elle pourrait même permettre de donner bonne conscience à ceux qui mangent de la viande. L'essentiel est donc la critique des formes les plus banales du spécisme donc les plus graves.
« Les médicaments testés sont la viande de la pharmacopée. Ne pas vivisecter pour se soigner, comme ne plus abattre pour se nourrir, serait renoncer à marquer notre domination sur les animaux. Ce serait faillir à la hiérarchie des forts sur les faibles » (Cahiers antispécistes)
Les récits d'expérimentations permettent de sensibiliser un très large public à la misère animale. Les Suisses ont repoussé de justesse en 1993 une initiative visant à interdire les expériences. Il est en effet facile d'émouvoir en racontant le sort réservé aux animaux dans les laboratoires. Les antispécistes pensent pouvoir réduire les expérimentations en rapprochant l'homme et l'animal. Cette perspective est absurde puisque c'est justement cette analogie qui fonde les expériences. Un laboratoire teste des produits sur des animaux parce qu'il les sait proches des humains : « Les travaux sur le comportement animal sont toujours décrits au moyen d'une terminologie scientifique aseptisée, ce qui permet à l'endoctrinement des jeunes étudiants en psychologie, normaux, non sadiques, de se poursuivre en évitant d'éveiller l'angoisse (...) Le péché cardinal pour le chercheur en psychologie expérimentale travaillant dans le domaine du « comportement animal » est l'anthropomorphisme. Pourtant, s'il ne croyait pas à l'analogie entre l'être humain et l'animal inférieur, on peut supposer que même lui trouverait son travail 062en grande partie injustifié » (L. Heim, citée par Singer, La Libération animale, page 94)
L'analogie n'est donc pas en soi protectrice comme le prouve l'emploi de cobayes humains. On ne reviendra pas sur leur emploi notamment aux États-Unis ou en Europe du Nord. Les nazis ne remettaient d'ailleurs pas toujours en question l'humanité de leurs victimes pour justifier leur sacrifice. L'essentiel des expérimentations ont lieu, en outre, dans le domaine de la psychologie, c'est à dire justement sur la base de la plus forte analogie entre l'humain et l'animal :
- réactions aux chocs électriques (punition),
- production d'amnésie,
- sentiment d'impuissance apprise,
- privation sensorielle (par saturation, isolement, etc.).
« Les expérimentateurs seraient-ils prêts à effectuer cette expérience sur un orphelin humain âgé de moins de six mois si c'était là le seul moyen de sauver des milliers de vies ? » (Peter Singer)
L'émotion qui résulte des récits d'expérience sur les animaux pourrait faire réfléchir, selon les antispécistes, aux raisons qui font que les humains acceptent dans leur grande majorité de maltraiter gravement et de tuer des animaux alors qu'ils ne l'accepteraient pas pour des humains. L'argument de l'appartenance au genre humain est bien sûr jugé irrecevable puisqu'il faut traiter les personnes en tant qu'individu et non en fonction du résultat moyen de leur groupe ethnique. Comment dès lors continuer de justifier l'utilisation d'animaux « sains », donc sensibles, et refuser celle d'orphelins souffrant, eux, de lésions cérébrales graves et irréversibles donc insensibles ? L'antispécisme avant d'être protecteur à l'égard des animaux, est dangereux pour les humains. Le piège serait de banaliser ainsi, sous couvert d'égalité, l'exploitation industrielle de l'humanité. On commencerait bien sûr par certaines catégories, puis on étendrait progressivement le péril. L'histoire prouve sans même remonter aux nazis que c'est malheureusement toujours possible. Pensons aussi à ce qui s'est passé dans nos démocraties ou à l'essor du commerce des organes. La limite n'est pas morale mais financière et judiciaire en raison de l'interdit porté sur l'humain. Tout projet visant à légaliser (à réglementer l'irréglementable) rendrait 063ce commerce rentable. On lit ainsi qu'on pourrait tester plus efficacement les médicaments sur des humains volontaires. Les nouveaux traitements (Sida) pourraient être étudiés beaucoup plus valablement sur eux. La marchandisation de cette activité créerait en outre des volontaires (dans les pays pauvres). Pourquoi ne pas utiliser des humains dont la vie a une valeur moindre que celle d'animaux ? Pourquoi ne pas choisir des handicapés ou des bébés orphelins pour certaines expérimentations : « Pour ce que nous savons, aucune caractéristique moralement pertinente n'est possédée par les bébés humains à un degré plus élevé que par des animaux non humains, à moins qu'il ne faille considérer la potentialité des enfants humains comme une caractéristique rendant moralement injustifié de les utiliser pour des expériences » (P. Singer, p. 134)
« G. H. nous informe avoir été licencié cet été de son poste d'animateur dans un centre de vacances pour avoir refusé de servir de la viande aux enfants de la colonie (...) il a refusé de collaborer (sic) et a perdu sa place » (Cahiers antispécistes)
Les « viandistes » mangent des cadavres d'individus sensibles, parfois même de personnes. L'handicapé gravement atteint savoure ainsi de la chair d'un individu dont la vie est supérieure à la sienne lorsqu'il mange du saucisson fabriqué à partir d'un cochon normal (sic). Le seul bon plaisir des humains ne peut être un argument valable pour autoriser un tel repas. Singer explique que cet argument pourrait même se retourner comme certains humains : « Les partisans de la consommation de viande feraient mieux de trouver une bonne raison de préférer qu'il y ait des gens heureux plutôt que de voir ce bonheur réparti entre le plus grand nombre d'êtres possible. Sans cela, l'argument risque d'impliquer qu'on élimine presque tous les êtres humains afin de permettre qu'un plus grand nombre d'animaux soient heureux » (P. Singer, p. 124)
Cette thèse est justement celle du Mouvement pour l'extinction volontaire de l'espèce humaine. L'alimentation constitue un terrain d'affrontement entre défenseurs des animaux, on distinguera le végétarisme, le végétalisme, et, beaucoup plus récent, le mouvement végan.
Le végétarien ne mange directement ou pas aucune chair animale (viande, poisson, charcuterie). Il consomme parfois ses sous-produits (laits, oeufs, fromages). Le mouvement végétarien moderne s'est développé à l'échelle planétaire depuis la fondation en 1847 en Angleterre de la Société végétarienne (Vegetarian Society).
On peut isoler quatre motivations principales :
La conviction qu'un homme puisse se réincarner dans un animal est la crainte la plus ancienne. Il faudrait donc préserver sa pureté personnelle en évitant tout risque de cannibalisme.
L'homme naturellement frugivore serait devenu carnivore seulement en raison des famines : ses organes comme sa dentition, son estomac ne seraient donc pas ceux d'un véritable carnivore. Son intestin serait par exemple beaucoup trop long ce qui permettrait à la viande de libérer toutes ses toxines (acide lactique, urates, albumine, graisses saturées, purines, etc). Une alimentation carnée constituerait donc un véritable empoisonnement progressif. L'humain devrait, dans son propre intérêt, au nom de son capital santé, devenir végétarien. Les conditions modernes d'élevage tendent naturellement à renforcer cette position : ainsi, la maladie de la « vache folle » a fait beaucoup plus pour ce végétarisme de « prudence » que tous les discours.
L'homme doit devenir végétarien au nom de la solidarité avec les peuples du tiers-monde. La production de protéines animales gaspille en effet les céréales qui sont produites non pas pour nourrir tous les humains mais pour le bétail des plus riches de la planète.
Le végétarisme est justifié ici par le refus de tuer ou de commanditer le meurtre d'un animal. La vie d'aucun être vivant ne devrait pouvoir être considérée comme un moyen de satisfaction. La violence envers les animaux serait en outre pathogène car elle habituerait les humains à la souffrance, à la réification de 065l'autre et finalement se retournerait contre les hommes. Il faudrait ici s'interroger sur le nombre de victimes animales nécessaires pour faire pousser une carotte ou un champ de soja au regard du nombre d'individus animaux tués dans le cadre de la boucherie.
Les végétaliens ne consomment aucune chair, ni aucun sous-produit animal (lait, fromage, oeuf). Leur motivation peut être très diverse (sanitaire, religieuse, refus de la violence, etc).
Être végan c'est refuser d'absorber ou de porter les produits banalisés de la souffrance animale. Être végan impose donc d'être végétalien et de ne porter ou n'utiliser aucun vêtement ni produit fabriqué à partir de cuir, de laine ni d'un quelconque ingrédient issu d'une partie d'un animal. Le véganisme ne doit donc pas être confondu avec le végétarisme ni même avec le végétalisme. Les végans peuvent provenir par ailleurs de n'importe quelle position idéologique/philosophique : être favorable à l'avortement ou affirmer que la sexualité n'est pas séparable de la procréation. Ce mouvement est structuré en partie par la Société véganiste et la revue l'Ère Végan. Les végans disposent aussi de leurs propres commerces, groupes musicaux ou artistiques : ils forment une contre-culture au nom d'un mode de vie n'impliquant aucun type de souffrance. Une association de culturistes végans (Vegetarian and Vegan Bodybuilding) s'est même créée en Angleterre afin de prouver qu'on peut avoir de gros muscles avec des protéines végétales.
Les végans tentent par tous les moyens de se démarquer des végétariens.
Quelques exemples :
- leur refus de manger des oeufs est expliqué par le fait que dans les élevages industriels de poules pondeuses, les poussins mâles sont systématiquement tués (car non productifs) ;
- leur refus de consommer des produits laitiers est motivé par le fait que, pour avoir du lait, une vache est obligée d'avoir un veau chaque année qui, lui, sera destiné à la boucherie ;
Leur refus du cuir permet de se démarquer des végétariens en insistant sur l'intérêt de l'animal. Les végans sont à l'origine 066de mots d'ordre comme : « N'achetez pas vos chaussures chez le boucher ».
Le mouvement végan procède de la même façon pour l'alimentation que pour les vêtements. L'objectif est de jouer sur le vocabulaire pour culpabiliser, pour dramatiser la consommation : le « viandiste » mange, selon eux, des morceaux de cadavre et s'habille avec des morceaux de peau (sic).
Le militantisme contre le port de la fourrure est plus facile que celui contre le cuir ou la laine. L'industrie de la fourrure tue environ 33 millions d'animaux dans des élevages (visons, renards) auxquels il convient d'ajouter 10 millions pris dans des pièges et 20 millions d'animaux-déchets. Des organisations comme Talis expliquent qu'avant d'être transformés en vêtement, les animaux à fourrure sont piégés (environ 25 % du total soit une dizaine de millions d'animaux) ou enfermés dans des cages aux dimensions incompatibles avec leurs besoins élémentaires : cages surélevées pour éviter les fuites, grillage au sol qui blesse leurs coussinets, cages très sales, etc. Ils développeraient des maladies et du stress en raison de la saleté et d'une alimentation au rabais : 10 % des animaux mourraient chaque été dans les élevages en raison de la chaleur intenable, 37 % des femelles dévoreraient peu à peu leurs renardeaux en commençant par la queue. Les animaux seraient tués empoisonnés, gazés, étouffés ou électrocutés (par l'anus et la gueule). Toujours selon Talis, certains poisons, comme le dithillinium (poison curarisant) utilisés en Russie, paralyseraient les renards qui seraient encore vivants et chauds lorsqu'on les écorche.
Les militants antispécistes se divisent quant au degré de purisme nécessaire à leur cause. L'un d'eux explique qu'être cohérent, ce serait balayer devant soi lorsqu'on marche pour ne pas prendre le risque d'écraser des insectes, avoir devant la bouche un voile pour ne pas en avaler (comme la secte Jaïniste), ne plus utiliser sa voiture, son appareil photographique, de journaux (gélatine), du courant (bon nombre de pylônes tuent des oiseaux), ne pas prendre le train (sic). Une militante ajoute qu'effectivement, manger du fromage ou de la viande, c'est donner la mort. Les textes ne manquent donc pas pour fustiger ce qui relève d'un véritable fondamentalisme. Françoise Blanchon - une dirigeante et propagandiste de l'antispécisme en France - critique 067par exemple cette volonté de purisme qui se développe. Le piège à ses yeux serait d'enfermer la question animale dans le domaine de la seule morale personnelle. Elle reconnaît en même temps qu'il vaudrait mieux, effectivement, (selon ses propres termes) éliminer jusqu'au dernier milligramme de produits animaux mais elle perçoit le danger : « Le miel est proscrit parce que c'est un produit animal ; mais le sucre est accepté (...) malgré les insectes tués lors de la culture et de la récolte de la canne. On refusera tel dessert au soja coloré à la cochenille (extrait d'insectes broyés) ; mais on n'hésitera pas, pour se procurer une autre marque plus végan, à faire des kilomètres supplémentaires en voiture. Les insectes écrasés en chemin ne comptent pas, parce qu'on ne les ingère pas - on ne pollue pas son corps (...) Si nous voulions être "le plus purs possible", nous n'utiliserions pas de photos, en raison de la gélatine dans les films. Nous ne pourrions faire des affiches, en raison des films d'imprimerie, et, peut être aussi de l'encre (...) Même les timbres sont suspects (la colle au dos n'est-elle pas animale) ? » Elle conclut cependant « qu'un mangeur de viande qui se dirait militant de la libération animale serait comme un propriétaire d'esclave qui se dirait anti-esclavagiste »
(F. Blanchon, Cahiers antispécistes, « au sujet de la "pureté" »).
- le miel (sous produit animal),
- les desserts au soja coloré à la cochenille (extraits d'insectes broyés),
- les corn-flakes contenant de la lanoline (corps gras extrait de la laine),
- le sucre blanc (blanchi avec du charbon animal),
- le vin (sang et extraits de poisson ou de viande),
- les miroirs (présence de sous-produits animaux),
- les médicaments (testés sur les animaux ou contenant de la gélatine),
- les pellicules photographiques, etc.,
- le chocolat au lait,
- les pulls en laine, les chaussures ou semelles en cuir,
- certains ustensiles ménagers, certaines courroies (cuir),
- les peaux (gilets, décoration, etc),
- les poils (pinceau, matelasserie, etc),
068- certains peignes, chausse-pieds, boutons (cornes et ongles de porc),
- certaines colles utilisées en reliure ou ébénisterie, certaines gélatines,
- certaines huiles utilisées en mécanique de précision, horlogerie (pied de mouton),
- les fleurs artificielles (membrane intestinale du mouton),
- les cordes d'instruments de musique, de raquette de sport, abat-jour, blagues à tabac,
- certains sirops (sang),
- certains papiers (glaçage),
- certains engrais (sang),
- certains contreplaqués ou agglomérés (sang),
etc.
« Nous ne mangeons pas de viande pour ne pas tuer d'animaux »
(Yves Bonnardel)
Le végétarisme (végan) est un engagement nécessaire pour le mouvement de libération animale. Cette propagande permet en outre de sensibiliser facilement en sa faveur. Les antispécistes doivent donc se démarquer des végétariens : les arguments religieux, médicaux, tiers-monde sont donc rejetés comme expression du spécisme. Ils sont cependant utilisés dans un but tactique afin de toucher un maximum d'humains. Peter Singer explique ainsi que « La chair corrompt nos repas (...) Sans traitement spécial ni réfrigérateur, elle a tôt fait de se mettre à pourrir et à puer. Quand nous la mangeons, elle pèse lourd sur notre estomac, bloquant nos processus digestifs en attendant le moment où plusieurs jours plus tard, nous nous débattons pour l'évacuer » (Libération animale, p. 273).
La presse antispéciste explique comment devenir végétarien puis végétalien : il faut commencer par cesser de manger poulet, dinde, lapin, porc, veau, boeuf et les oeufs puis refuser tout oiseau ou mammifère abattu. On exclut enfin reptiles, poissons, crustacés et lait.
« Les animaux sont
la dernière des minorités
De perpétuels juifs
dans un perpétuel État nazi
De perpétuels noirs
dans une perpétuelle Afrique du Sud
De perpétuelles femmes
dans une perpétuelle Arabie polygame » (Vegan Protest),
(cité par les Cahiers antispécistes Lyonnais)
L'antispécisme recrute aussi bien à gauche qu'à droite. Il en est ainsi de beaucoup d'idéologies régressives qui, par leur capacité à nier les contradictions, deviennent des systèmes attrape-tout. Psychologiquement, il joue à la fois de l'amour (la générosité) et de la haine (l'antihumanisme). Théoriquement, il brouille les catégories de pensée sous couvert de sa radicalité. Bref, il se forge au moindre coût une belle image en recyclant dans son champ d'autres causes légitimes. Luc Ferry avait dénoncé cet esprit vert-de-gris qui hanterait l'écologie profonde (op. cit., p. 27). Nous pensons pour notre part que s'il y a danger, il nous vient du futur et non du passé. Ce courant n'est pas adossé au fascisme ou au stalinisme mais au libéral-totalitarisme. L'antispécisme est divisé politiquement entre sa « gauche » antihumaniste et son extrême-droite. L'AIDA (Association Action Information pour les Droits des Animaux) se proclame « apolitique » car « elle ne conçoit pas son action en fonction de critères passéistes (la "gauche" et la "droite", notions qui datent du XIXe siècle) qui n'ont rien à voir avec la libération des animaux. Pour nous les humains (de l'extrême-droite à l'extrême-gauche), exploiteurs et mangeurs d'animaux non-humains sont les mêmes. L'association et ses militants ne veulent pas se placer sur un échiquier politique humano-humain (qui ne concerne que les êtres humains) qui n'a pas de sens pour les veaux massacrés dans les abattoirs ou les rats torturés dans les laboratoires. Pour ces derniers, être massacrés ou torturés par des humains de gauche ou de droite revient au même. L'antispécisme prend toute sa valeur quand il ne fait pas de différence arbitraire entre les humains exploiteurs d'animaux. Pour l'AIDA, seuls les humains qui n'exploitent pas les animaux ont de la valeur. Nous n'accordons et n'accorderons aucune importance au particularisme gauchiste, libéral, réactionnaire ou nazifiant des uns ou des autres, tant que ces derniers 070n'affichent pas leur opinion et qu'ils travaillent pour la libération concrète et physique des animaux et non pas pour une idéologie supplémentaire (récupérée depuis peu par quelques gens "de gauche" révisionnistes de la libération animale. Pour les animaux, les anarchistes ou les fascistes mangeurs d'animaux ne sont que des humains appartenant à l'espèce dominante et exploitrice » (CAL, numéro 8). Les théoriciens des Cahiers antispécistes se font battre ici par ceux de l'AIDA en matière de rigueur dogmatique car il est vrai que l'antispécisme ne peut-être de « gauche » puisque « antihumaniste ». L'antispécisme se veut certes partisan et acteur d'un rejet radical de l'esclavage ou du nazisme, mais le problème, c'est que tous les hommes seraient à l'égard des animaux esclavagistes et nazis. Cette analogie ne fonctionne pas en l'espèce sur un mode métaphorique ou comme provocation puisqu'il n'existe pas (plus) de différence selon eux entre individu humain et individu-animal. L'analogie entre camps d'extermination et abattoirs ne constitue donc pas ici une faute de goût.
Ce discours antispéciste très suspect a suscité ces dernières années de nombreuses polémiques. L'une d'elle concernait le contenu d'une affiche conçue par les Cahiers antispécistes à l'occasion de la commémoration de l'abolition de l'esclavage (document traduit en Italien par Eguaglianza Animale). Le texte qui précisait que « Ceux qui s'opposèrent à l'esclavage au XIXe siècle (...) sont ceux qui cessent de manger de la viande aujourd'hui » fut reçu comme une provocation. N'assimilait-il pas noirs et animaux puis « viandistes » et esclavagistes ? Les antispécistes expliquèrent avoir été mal compris, ils n'auraient pas dit cela. Nous pensons que leur argumentation en défense, loin d'être rassurante, témoigne de leur extrême confusion : « Nous comparons dans l'affiche, non pas les noirs aux animaux, mais la domination qui s'exerçait sur les esclaves noirs à la domination qui s'exerce sur les animaux d'élevage (...) C'est un des enjeux de cette lutte que de pouvoir comparer - enfin ! - d'une façon non péjorative pour les uns et les autres les dominés humains et animaux » (...) « L'affiche ne compare pas (...) les viandistes aux esclavagistes. Elle compare le fait de manger de la viande à la passivité face à l'esclavagisme, puisqu'il est dit « ceux qui luttèrent contre l'esclavage... sont ceux qui cessent de manger de la viande aujourd'hui » (...) « Nous sommes d'accord pour comparer par exemple spécisme et racisme, viandisme ou vivisection et esclavagisme et humains dominant les animaux et esclavagistes » (...) « Nous ne voyons pas les esclavagistes comme des méchants ; par contre, nous voyons les esclavagistes comme nous voyons les viandistes, c'est-à-dire comme des gens se souciant peu de prendre une position de rupture 071dans un système de domination qui les avantage, et cherchant au contraire à le maintenir, non pas par méchanceté sadique, mais parce que tout le monde fait comme ça » (Cahiers Antispécistes Lyonnais, septembre 1993, p. 45-46)
Leur position à l'égard de l'esclavagisme rejoint donc celle à l'égard des camps d'extermination. Les antispécistes radicaux ne s'aventurent pas à nier leur existence, ni même à les justifier : ils disent « simplement » ( ?) qu'il n'y a pas de différence entre les camps nazis et les abattoirs, ils argumentent de la même façon pour expliquer qu'on peut comparer « viandisme » et esclavage.
Quelques exemples en France :
« Nous estimons cette comparaison plausible. Cette position irait dans un sens fasciste si l'on entendait diminuer l'horreur que l'on a pour les agissements des nazis. Comme le démontre l'ensemble des écrits antispécistes, notre intention est au contraire de rendre conscientes de l'horreur que représente le traitement aujourd'hui réservé aux animaux non humains. Nous entendons lutter contre tous les massacres, contre toutes les souffrances, contre tous les mépris, avec la même force, et pour les mêmes raisons » (La Manipulation verbale, avril 1998)
La rédaction du journal conclut après la reprise en couverture de la phrase de Isaac Bashevis Singer : « dans leur comportement envers les créatures, tous les hommes sont des nazis » (sic) que cette référence au nazisme, même si elle est fondée, reste dangereuse, car, d'une part, elle conforte l'antisémitisme latent, d'autre part, parce qu'elle valide l'usage idéologique nauséabond qui est fait du nazisme comme étalon de l'horreur permettant de démoniser nos ennemis et de blanchir nos propres atrocités (cité par les Cahiers antispécistes, avril 1998). La meilleure façon de combattre l'antisémitisme serait-elle de ne plus parler des camps de la mort ? Les juifs en entretenant cet usage « nauséabond » du nazisme seraient-ils responsables de l'antisémitisme ?
Cette égalité dans l'horreur est en soi monstrueuse car elle prive la Shoa de sa singularité. L'esclavagiste mériterait-il le même jugement et la même sanction que l'amateur de poulet ? Existe-t-il un génocide des vaches à l'instar de celui des arméniens, 072des juifs ou des hutus ? L'enfant qui porte un cartable en cuir et un pull en laine est-il un criminel, un salaud, un nazi ? Puisque toutes les souffrances se valent, pourquoi lutter contre tel mal plutôt que tel autre ? Le problème c'est que si nous sommes tous coupables, il n'y a pas vraiment de crime. La meilleure preuve nous en est donnée une fois encore par les Cahiers antispécistes qui se targuent (à juste titre) d'être une revue théorique, de réflexion, sérieuse et documentée : Ne voila-t-il pas que les « viandistes », loin d'être uniquement commanditaires de ces camps de la mort que sont les abattoirs et descendants des « esclavagistes », sont qualifiés de « meurtriers » : « Ce n'est pas parce que les gens de Reflex distinguent entre humains et autres animaux qu'ils se font traiter de meurtriers : c'est parce qu'ils tuent ou font tuer des animaux, et pas de temps en temps par mégarde, mais bien quotidiennement, et pour l'intérêt dérisoire (relativement à celui vital, de leurs victimes à ne pas être tués !) qu'ils trouvent à manger leur chair ! S'ils tuent et ne veulent pas être traités de meurtriers, il y a problème, mais pour le régler, il ne suffit pas de cesser de parler de meurtre (...) Admettre qu'on puisse être un meurtrier est la première des choses nécessaires à une réelle discussion. Croyons-nous que les hommes qui ont commis des viols s'admettent facilement comme violeurs ? Nous sommes complices de tant de choses (...) Se voir décerner le qualificatif de meurtrier : franchement ; dans une société où les morts se comptent par milliards par an... Il vaut mieux être dans la peau de quelqu'un qui se fait traiter de meurtrier que dans celle de quelqu'un qui se fait tuer... Mais il y a une solution qui pourrait contenter tout le monde (...) et plus encore tous ceux qui se font tuer : cessez de tuer et de faire tuer (...) Nous sommes prêts à aider quiconque à aller dans cette direction »
(Cahiers antispécistes Lyonnais, septembre 1993)
L'antispécisme ne fait pas dans la métaphore lorsqu'il nie la différence entre camp et abattoir. Il ne fait pas davantage dans l'humour lorsqu'il affirme que les « viandistes » sont des assassins. La question reste alors de savoir s'ils pourraient être dans l'absolu redevables d'une sanction pénale. Admettons cependant que si le « meurtre » d'un animal équivaut à celui d'un humain, le fait de se reconnaître en assassin de millions d'insectes écrasés par leur voiture ne semble pas produire, chez eux, de cas de conscience ou remords comparables à ceux des tueurs d'humains. Considéreraient-ils comme équivalent le meurtrier d'un « animal humain » et celui d'un animal dans la mesure, bien sûr, où la souffrance pourrait être identique dans le cas de ces meurtres ?
073Chapitre 4
« L'humanisme est une création idéologique qui ne tient debout qu'en ayant recours à l'idée qu'existe un ordre naturel et des êtres qui auraient une nature, par contraste envers lesquels l'humanité peut alors se distinguer »
(Cahiers antispécistes, septembre 1994)
Le mouvement de libération animale se développe dans un contexte de crise de civilisation. La régression en cours prend aussi la forme d'une confusion idéologique qui sape des notions que l'on pensait aussi fondamentales que l'humanisme ou l'égalité et la fraternité entre les humains. Jean-Claude Margolin explique dans l'Encyclopédie Universalis que le mot même d'humanisme serait passé de mode. N'en n'aurions-nous plus besoin alors que la mondialisation marchande destine les notions de progrès ou d'espérance aux oubliettes des monstruosités passées ? L'antispécisme doit être pris au sérieux car il épouse (souvent malgré lui) cette modernité marchande dans son incapacité à comprendre le symbolique au profit d'une indistinction. Le danger réel de l'antispécisme réside donc dans cette capacité à soutenir un projet de civilisation (inhumaine) et non dans ses propositions les plus offensives en matière de protection animale.
« La pensée essentialiste livre constamment un combat défensif en usant des notions d'espèce, de race, de nation, de culture, de sexe - et on en verra d'autres - pour susciter la méfiance envers ce qui pourrait favoriser la réalisation de désirs et les relations "horizontales", agitant l'épouvantail de la "dissolution de l'identité" donc de l'être, dans le commun ; et transpose ainsi la peur réelle de la mort physique sur celle de la disparition du miroir personnel (...) chacun devra (ainsi) "rester soi même" (c'est-à-dire, en fait, coller à une image, une idée de ce qu'il 074"est"), et on peut prévoir de graves problèmes s'il faut, par exemple, limiter drastiquement les naissances, nourrir par d'autres voies que la prédation, voire planifier une refonte générale si on en a les moyens. On se verra objecter la "dénaturation" ou l'atteinte à la "personnalité", à l'être des concernés (...) L'antispécisme et son but, l'égalité animale, dont on ne doit pas oublier qu'elle inclut aussi les humains, se placent dans un mouvement de pensée qui n'a plus l'inutile prétention de mettre ou remettre chaque chose à sa place, car il n'y a pas de place en soi »
(Philippe Moulhérac, Cahiers antispécistes, avril 1995)
L'humanisme semble aller de soi et pourtant il est récent : il a même une histoire très agitée. Il n'existe qu'à travers une multitude de projets inscrits dans des histoires toujours singulières : on peut ainsi parler d'un humanisme chrétien, musulman, athée, sartrien ou même marxiste. Il constitue dans chacun de ces systèmes de pensée un même effort pour dépasser ce qui existe. Il s'agit d'un pari, d'une promesse en vertu de laquelle on oeuvre pour un monde plus fraternel. L'humanisme fut d'abord un pied de nez théorique contre les visions théocratiques de l'homme : il était une façon de refuser la réalité telle qu'elle était au nom d'une vision plus humaine. L'humanisme est resté une anthropologie qui place le Salut de l'homme dans l'homme lui-même. Il s'oppose en cela au déterminisme et au mysticisme mais aussi à toute approche essentialiste. L'humanisme n'est pas une panacée universelle mais une tension pour humaniser l'homme : ainsi l'humanisme grec peut-il coexister avec l'infériorité des femmes et l'essor de l'esclavage. Le judaïsme puis le christianisme, en mettant l'accent sur la subjectivité des humains et non plus sur l'existence d'un ordre naturel, développeront un humanisme plus universel que viendra tempérer, dans un cas, la sacralisation du profane (par la Thora), et, dans l'autre cas, le respect de l'ordre établi - qui n'est pas en soi naturel (le fameux « rend à César ce qui est à César »). Le contenu révolutionnaire du christianisme reçu du judaïsme réside donc bien dans cette prétention à l'universalité fondée sur l'affirmation d'une « essence » (vide) commune à tous les hommes. Les philosophes des Lumières (Descartes, Rousseau, Kant, Fichte, Feuerbach, Hegel, etc) feront fructifier cet héritage en tirant de lui des conséquences éthiques plus propices à l'humanisation. Leur humanisme restait cependant encore conservateur car il escamotait les hommes réels derrière l'homme abstrait : il faudra la révolution marxiste pour penser l'homme autrement. Freud apportera avec l'inconscient sa pierre à cette déconstruction de l'édifice métaphysique. 075L'humanisme voué à la poubelle de la philosophie n'avait pourtant pas dit son dernier mot. Il est resté une notion chargée d'émotions, un coup de force symbolique (contre la nature et ses lois).
L'humanisme a subi au cours des XIX et XXe siècle diverses critiques : certains lui reprochant d'en faire trop (critiques de droite), d'autres pas suffisamment ou mal (critiques de gauche).
L'antihumanisme à la sauce marxiste est de nature théorique : Althusser s'en fera le porte parole. Cette critique de l'humanisme est conduite au nom d'un humanisme radical car plus conséquent. Cet antihumanisme théorique althusérien n'a donc rien de commun avec celui des antispécistes : l'un prétend contourner la fable philosophique pour épouser l'histoire des masses et déboucher ainsi sur une société plus fraternelle et enfin réconciliée avec elle-même ; l'autre ne prétend pas en demeurer à ce tour de passe-passe théorique mais devenir antihumanisme dans la pratique. L'antihumanisme antispéciste est davantage un programme politique qu'un instrument théorique.
L'antihumanisme de droite apparaît également comme beaucoup plus politique que théorique. Il ne reproche pas à l'humanisme son impuissance à transformer le monde ou son caractère soporifique (opium du peuple), mais sa capacité extraordinaire à émasculer les plus forts. L'antihumanisme nietzschéen est celui du surhomme réfréné par les idées démocratiques. Cet antihumanisme se conjugue parfois avec l'antihumanisme religieux, notamment chrétien : faut-il rappeler que l'Église catholique opposera longtemps les droits de l'homme aux droits de Dieu ?
L'antispécisme se veut antihumanisme parce que l'humanisme serait un essentialisme. Ferry a montré l'inanité de cette thèse puisque l'humanitas de l'humain réside justement dans sa liberté : sa nature est de ne pas en avoir mais de posséder la 076capacité de s'arracher à tout code. La modernité accouche cependant d'un nouveau type d'antihumanisme qui semble nécessaire à la réification de l'homme ou des animaux dans le cadre de leur marchandisation progressive. Le marché tend à rendre illégal tout ce qui ne cadre pas avec sa loi, or, l'humanisme, de par sa vocation universelle constitue un obstacle majeur à cet autre universel que peut être le marché. L'antispécisme est donc bien un antihumanisme moderne, mais par son contexte et ses effets.
L'antispécisme peut apparaître comme la conséquence de la révolte contre le père (G. Mendel). Il s'en prend aux fils, c'est à dire à chacun des enfants (des représentants) de cette humanité. Ce nihilisme antihumaniste ne constitue certes pas une innovation radicale dans l'histoire humaine. Ce n'est pas la première fois que la spécificité de l'espèce humaine est ainsi mise en cause. Gérard Mendel a établi que l'Hitlérisme forme un refus de la singularité humaine à trois niveaux : les valeurs dites « de nature » seraient, selon le nazisme, les « vraies » valeurs (le droit du plus fort) (1) ; la tendance à la perte de l'individualité et à se fondre dans la masse serait la plus humaine (2) ; l'homme serait enfin ontologiquement impuissant à agir sur la (sa) véritable (sa) nature (3). Hitler nous ramène ainsi, selon Mendel, sans cesse à la question de la spécificité humaine : « le fait de ne pas traiter l'homme ainsi qu'on pourrait traiter un animal (l'asservissant ou le tuant quand il y va de notre intérêt) est alors fonction d'un à priori tout arbitraire lié à certaines formes forcément éphémères de culture et non à une réalité bio-psychique constitutionnelle. dans ce cas, cette "défense de l'homme" n'est que combat d'arrière garde, voué à l'échec (...) la valeur donnée à l'homme par les hommes ne peut être simplement liée à un acte de volonté ou à un pieux désir » (Gérard Mendel, La révolte contre le père, Payot, 1986, p. 267).
G. Mendel poursuit au sujet des nihilistes actuels qui lui font penser à des croyants qui, ayant perdu la foi (existence de Dieu), en concluraient que puisque Dieu n'est pas, l'homme n'est rien. Cette attitude relève d'une révolte contre l'image du père vécue dans une lumière prégénitale : « le phallus paternel étant ainsi soumis à une agressivité inconsciente intense devient un "mauvais objet" non introjectable. Mais en l'absence d'une identification au père, le fils n'est plus rien, puisque (...) sa maturation, son épanouissement psycho-affectif et finalement son autonomie sont vécus comme dérobés au père dans cette relation de rivalité agressive, 077mais aussi d'admiration et d'amour, qui a nom complexe d'Oedipe. En définitive, l'image de "l'Homme-courant-d'air", image nihiliste d'un homme à la fois absent et détruit, renvoie très exactement à l'image du père agressé et tel qu'il peut apparaître dans l'Inconscient d'un fils dont l'agressivité bloque toute possibilité d'identification. Jamais plus justement l'adage ne s'est mieux appliqué : tel père, tel fils » (G. Mendel, p. 268)
L'antispécisme s'invente avec l'humanisme un adversaire à la mesure de ses fantasmes : il aurait partie liée en effet avec le sacré sous sa version religieuse (les lois de Dieu) ou naturaliste. Il faudrait donc combattre l'anthropocentrisme qui serait le fondement essentiel de l'humanisme. Cet enchaînement est absurde car l'humanisme est précisément un anti-anthropocentrisme. Il est fondé sur des valeurs et sur un système symbolique ouvert et non pas sur la « réalité » humaine. La meilleure illustration de l'humanisme est le principe juridique de la présomption de paternité : il se peut bien que le mari ne soit pas le père biologique, on choisit cependant de dire l'inverse car la loi des hommes doit être plus forte que celle du sang (même certifiée par la génétique). L'humanisme serait donc, selon nos antispécistes, intrinsèquement pervers car essentialiste. Certains antispécistes revendiquent en revanche ouvertement la soumission aux lois de la nature. Ce groupe plus proche du mouvement hard-line condamne globalement la consommation de viande, l'avortement, l'homosexualité, l'industrialisation, la technologie, l'informatique, etc. Son bulletin (en anglais) Retour en Eden revendique la soumission absolue aux lois de la Nature.
D'autres antispécistes vont encore plus loin et s'en prennent directement à la notion d'espèce. Il s'agirait d'un leg théorique fondé, avant la théorie de l'évolution, dans un cadre essentialiste : « La volonté de considérer une classification unique, hiérarchique, comme la classification scientifique est en soi totalitaire et tend de ce fait au racisme » (D. Olivier, décembre 1994). Cette position est commandée par le postulat de départ lié à l'individualisme méthodologique. Elle marque donc l'aboutissement logique de la suprématie de la pensée anglo-saxonne sur les divers courants de la sociologie européenne tels qu'ils se sont développés depuis un siècle. Ce refus de considérer les espèces renvoie aussi à celui d'admettre l'existence d'un sexe, d'un âge. L'individu aurait en quelque sorte un sexe comme il peut avoir telle ou telle position politique. La qualité d'homme ou de femme ne serait rien d'autre que le libre-choix d'un individu (sic). L'antispécisme le plus conséquent se veut donc ouvertement antinaturaliste mais de quel type ? Il est intéressant de noter que ce courant de pensée plus ancien qu'il n'y parait est recyclé juste au moment où les bio-technologies nous proposent, avec les OGM, le « meilleur des mondes ».
« Pour Darwin celui qui traiterait un autre être humain, quels que soient son degré d'éloignement racio-culturel ou sa fragilité physique ou psychique, comme autre chose que son « semblable » contreviendrait à la loi civilisationnelle de l'extension progressive de la sympathie et régresserait sur l'échelle de l'évolution humaine »
(Patrick Tort, Darwin et le darwinisme, p. 72)
Le mouvement antispéciste entend naturellement mobiliser le darwinisme au profit de sa thèse. James Rachels rappelle par exemple que Darwin en prouvant l'animalité de l'homme lui interdit de ce fait de se penser au centre de la création, voire même d'une espèce vraiment différente. Darwin, explique-t-il, établit deux ressemblances entre les humains et les autres animaux : l'homme est sujet à de petites variations individuelles transmissibles par hérédité, les hommes se reproduisent en plus grand nombre qu'il ne peut en survivre (loi de la sélection naturelle). L'enjeu serait de déterminer si les humains et animaux relèvent de catégories morales distinctes. Rachels explique que 079les disciples de Darwin établiront une filiation entre biologie et éthique. La conclusion s'impose d'elle-même : la façon dont un individu doit être traité est déterminée, non pas en fonction de son groupe, mais en considérant ses caractères particuliers : il n'a donc pas à revendiquer des droits simplement parce qu'il est humain ou parce que les humains en général auraient telle ou telle qualité qui lui à fait défaut (Cahiers antispécistes, avril 1998). Il prône ce qu'il nomme un Individualisme Moral lié à la conception darwinienne de la nature. Le dernier obstacle pour imposer cette pensée c'est, bien sûr, Kant et sa « dignité » humaine. L'idéologie ultra-libérale ne pouvait rêver mieux que cet Individualisme Moral pour justifier la destruction de l'État-Providence, la fin de la solidarité, au nom du bon vieil « égoïsme » reloocké. Pourquoi maintenir une sécurité sociale pour les humains lorsque les abeilles n'en ont pas ? Comment justifier le système de retraite par répartition (donc par solidarité) puisque la fable nous dit que les fournis ne connaissent que le bon vieux système des retraites par capitalisation ? L'antispécisme est ainsi obligé de prêter à Darwin ces deux thèses qu'il aurait pourtant condamnées. Il opère en cela de la même façon que les sociobiologistes dénoncés vertement par Patrick Tort. Darwin s'est toujours opposé fermement à l'application de la sélection naturelle aux hommes. Ce sera l'ultra-libéralisme qui en fera, de Spencer à von Hayek, l'axe central de son idéologie Cette mauvaise (re) lecture de Darwin est principalement le fait de la sociobiologie américaine.
« Nous avons l'obligation morale de nous opposer à la prédation chaque fois que cela nous est possible sans causer d'autres souffrances non justifiées en quantité égale ou supérieure à celle créée par cette prédation ; nous avons de plus l'obligation morale de chercher à élargir le nombre de cas où cela nous est possible »
(Steve F. Sapontzis, Faut-il sauver le lièvre du renard ?
in Cahiers antispécistes, décembre 1996)
Le végétalisme serait de peu d'utilité si parallèlement les animaux continuaient de se dévorer. L'antispécisme conséquent entend donc supprimer toute prédation entre les divers animaux. La question de la prédation interfère ici avec celle des lois naturelles via la chaîne alimentaire. Elle débouche sur le choix de laisser vivre (ou pas) des individus selon leur potentiel de 080nuisance. Le refus de la prédation suppose en effet de préférer le lièvre au renard ou la limace aux rapaces. L'antispéciste se prononce contre la réintroduction des loups et autres prédateurs. Un discours très voisin est tenu par le Mouvement pour l'extinction volontaire de l'espèce humaine car l'humain y apparaît également au regard de la « nature » comme le principal prédateur (sic). Cette perspective de sauver les petits poissons des plus gros semble pourtant bien faible. Les documents d'un groupe espagnol ne mettent pourtant pas en doute cette capacité de supprimer à terme l'essentiel de la prédation, soit par une rééducation (des camps ?), soit par génie génétique. L'espoir de sauver les victimes existe en effet si la prédation n'est ni naturelle, ni inévitable. Il suffirait donc de modifier certains comportements malsains parce que causes de souffrance : les animaux pouvant être ou non humains et les comportements d'origine génétique ou sociale. Il s'agirait de modifier non seulement l'écosystème, mais aussi chaque individu (humain ou non). Ce programme n'effraie pas nos antispécistes grands amateurs de la techno-science : les chats sont carnivores, qu'à cela ne tienne, on les modifiera (qui le fera sinon l'humain tout-puissant ?). Bertold Brecht ne recommandait-il pas au tyran insatisfait de son peuple d'en changer ? Ils épousent donc une fois encore le fantasme de toute-puissance dans ses versions la plus fortes : « De même, dès lors que l'on s'est libérée du respect paralysant de l'"ordre naturel", il devient possible de commencer à réfléchir aux prédations, aux innombrables types de prédation, à distinguer les cas les plus graves - par exemple, celui des hyènes qui déchiquettent leurs victimes vivantes, en leur imposant une souffrance effroyable - de ceux qui le sont moins, voire pas du tout - comme la prédation sur les insectes, si, comme certaines le pensent, ceux-ci, ne sont pas sensibles - et à distinguer les cas relativement faciles à résoudre - comme celui des loups par rapport aux cerfs - de ceux qui paraissent hors de portée - comme la prédation des innombrables poissons dans l'océan ; ceci en cherchant bien sûr à envisager, avant chaque intervention, l'ensemble des conséquences prévisibles, tout comme en médecine avant de prescrire un médicament »
(Y. Bonnardel, Cahiers antispécistes, décembre 1996)
Steve F. Sapontzis est devenu aux yeux de beaucoup un spécialiste du refus de la prédation c'est à dire de l'obligation morale de réduire les souffrances animales évitables et non justifiées. Les humains seraient les seuls agents moraux capables d'imposer aux animaux la non-prédation. Il répond à ses détracteurs qui expliquent que les animaux ne peuvent être responsables de leurs actes, que cette contrainte qui leur serait opposée serait de 081même nature que celle qui revient aux parents d'imposer pour prévenir le mal que pourraient causer leurs enfants pré-moraux (sic). Il s'en prend à la thèse naturaliste pour expliquer que l'éducation doit justement limiter la « nature ». Il établit ici un parallèle entre cette nécessité et la répression de nos pulsions dominatrices. Les humains devraient donc s'opposer à la « nature » de la même façon qu'ils combattent l'érosion, les maladies ou qu'ils construisent des barrages pour éviter certaines catastrophes dites naturelles. Il ajoute à destination des croyants que Dieu a donné lui-même ce pouvoir aux hommes d'administrer la nature c'est à dire de la re-créér selon leurs propres désirs ou besoins. Il leur serait ainsi tout à fait légitime de remplacer, selon leur bon vouloir, la nature par des artifices. Luc Ferry se trompe donc au sujet de l'antispécisme lorsqu'il écrit que « la haine des artifices liés à notre civilisation du déracinement est aussi haine de l'humain comme tel » (p. 39). Sapontzis ne propose pas une telle critique des artifices, bien au contraire, il en redemande. Il éprouve même, le besoin de nier que ce goût puisse déboucher sur le « meilleur des mondes ». Il rétorque qu'étant une science pratique, l'utilitarisme ne répond que des enjeux immédiats. Il en conclut prudemment que dans un avenir immédiat, le refus de la prédation concerne surtout les souffrances causées par les humains aux animaux plutôt que la prédation entre les animaux. Ce refus de la prédation exprime en fait caricaturalement les fantasmes de toute-puissance réveillés par les besoins actuels du marché et son projet d'appropriation marchande du monde entier. L'humain devenu ce démiurge capable de re-créer le monde est celui auquel aspire ce système. On découvre une fois encore que sous cette fantasmagorie d'un monde-sans-limite apparaît (comme avec les sectes) une remise en cause (donc un affaiblissement) de l'humain lui-même. Yves Bonnardel avoue ici que cette position de Sapontzis implique une maîtrise et une gestion totales de la « Nature » et de la vie de ses habitants qu'il s'agirait en quelque sorte de domestiquer. L'antispécisme conduit donc à une refonte totale de tout ce qui existe sur terre, humain compris. Bonnardel tente de justifier ce fantasme de toute-puissance par son refus du « naturalisme » en expliquant qu'il verrait le monde comme une totalité soumise à un « ordre naturel » où tout serait ordonné et aurait une place qui serait sa vraie place alors que son projet y tend paradoxalement. Il écrit que « la nature (avec un petit n) d'une chose est donc ce que par quoi la Nature (avec un grand N) lui dicte quoi être pour réaliser l'harmonisation de toutes choses entre elles ». Pourquoi ce terme de chose 082lui vient-il sous la plume alors qu'il parle de prédateurs humains ? La défense du naturalisme serait, poursuit-il, l'expression de la vénération pour l'« ordre ». Il est singulier là encore de constater que Bonnardel justifie sa fantasmagorie par son refus de l'ordre, alors que la réalisation de son fantasme supposerait une maîtrise complète de toutes choses. N'est-ce pas pourtant lui même qui accuse le discours naturaliste d'être explicitement totalitaire ? Il convient cependant d'aller un peu plus loin car l'auteur livre ici la clef de ses obsessions : il s'agit bien, derrière ce discours soi-disant antispéciste, de s'en prendre aux humains (ou à certains d'entre eux) puisque le « naturalisme » serait responsable des dominations « intra-humaines » (sic). L'esclavage serait la conséquence d'une mauvaise pensée, tout comme le racisme ou le sexisme. Nous plongeons ainsi en plein idéalisme puisque les idées se retrouvent moteur de l'histoire. Son refus du naturalisme cache en fait une critique en règle de l'humanisme quel qu'il soit. L'antispécisme apparaît donc pour ce qu'il est vraiment, c'est à dire une pensée réactionnaire. Il inverse simplement le schéma d'analyse fondé sur une opposition entre la nature et la culture. Ce schéma a engendré des monstruosités dogmatiques et historiques chaque fois qu'on a voulu faire primer la nature sur la culture, il ne serait pas moins nocif de jouer aux apprentis-sorciers. L'antispécisme prétend combattre un adversaire en retournant contre lui ses propres armes. Aucune solution ne peut être cherchée sur la base d'un semblable accord dans le désaccord. Penser dialectiquement les rapports entre nature et culture évite seul toute posture régressive.
Jusqu'où doit-on aller dans cette transformation des comportements des êtres et des espèces ? Certains antispécistes commercialisent des aliments végétaliens pour animaux : Vegecat est ainsi un supplément alimentaire ne contenant aucune substance ou dérivé d'origine animale. L'association Veg' et chat se donne le but de faire connaître en France ces nouveaux produits. Ce mouvement est né aux États-Unis dans la mouvance d'Harbingers of a new age (HOANA). Nous ne débattrons pas de la possibilité de dénaturer sans danger certains animaux mais nous noterons que l'affaire de la « vache folle » prouve que nos antispécistes sont en bonne compagnie. Admettraient-ils de modifier génétiquement (lorsque cela serait possible) notre aptitude ou désir de manger de la viande puisque aucune loi naturelle ni espèce ne semble exister à leurs yeux ? L'antispécisme serait-il prêt à prôner après l'euthanasie une sorte d'eugénisme « moralisateur » ? Cette possibilité serait à la fois conforme à ses 083fantasmes démiurgiques de toute-puissance et à des évolutions très lourdes au sein de notre société (cf. : le débat sur un possible eugénisme) : peut-on en effet continuer à refuser des manipulations génétiques destinées à soulager le mal ? A quand les camps de rééducation pour chats, tigres ou humains ? A quand les manipulations génétiques ? A quand la réduction drastique des populations d'individus non réformables ?
Les antispécistes ne doivent donc plus, selon Yves Bonnardel, esquiver cette question de la prédation en raison de son importance théorique, mais aussi pratique voire même militante : la prédation constitue en effet un obstacle réel car cela n'aurait guère de sens de modifier le comportement humain en négligeant tous les autres cas (sans doute plus nombreux) de prédation : être mangé par un humain ou un animal ne change pas grand chose pour le poisson. Le fait qu'un animal ne soit pas « conscient » du mal qu'il commet en tuant un autre individu n'enlève rien, selon les antispécistes, au jugement moral qui s'attache à l'acte violent lui-même. Cette question est en outre essentielle aux yeux de nombreux antispécistes car c'est sur son terrain qu'ils pensent régler son compte à l'écologie, au naturalisme mais aussi à l'essentialisme. La haine du religieux (ou plutôt du monothéisme) est en effet souvent très forte chez eux. Luc Ferry citant Lévinas a montré pourtant que l'homme y est l'être d'anti-nature et comme tel, l'être-pour-la-loi : « L'homme juif découvre l'homme avant de découvrir les paysages et les villes. Il est chez soi dans une société, avant de l'être dans une maison. Il comprend le monde à partir d'autrui plutôt que l'ensemble de l'être à partir de la terre... Cette liberté n'a rien de maladif, rien de crispé et rien de déchirant. Elle met au deuxième plan les valeurs d'enracinement et institue d'autres formes de fidélité et de responsabilité » (Difficile Liberté).
Yves Bonnardel note qu'il convient de commencer dès maintenant à réduire la prédation : il faudrait pour cela dépasser le naturalisme pour se soucier des intérêts des individus concernés. Cette « vision » serait selon lui « totalitaire et fasciste » car fondée sur la défense des forts. Le naturalisme serait ainsi à la base de ce qu'il faudrait bien nommer "l'humanisme fasciste ». Il justifierait en effet le développement séparé des espèces, ce véritable « apartheid des espèces », avec d'un côté, la « sélection naturelle », d'un autre « les exigences de justice pour les seuls humains ». Les thèmes induits de la décadence ou de la perversion seraient de ce fait viciés. Olivier note que l'idée de dégénérescence sert à combattre la remise en cause de la prédation. Ceux qui refusent de quitter cette vision naturaliste ne sont-ils 084pas très proches de ceux qui condamnent encore aujourd'hui l'inceste entre soeur(s) et/ou frère(s) au nom de vieilles lunes ?
La prédation renvoie, selon eux, directement à l'existence d'un ordre naturel à respecter : « La mystique humaniste-naturaliste nous autorise à "exploiter la Nature" à condition de n'en pas déranger l'ordre : Nature sinon risquerait de se venger. Nous sommes donc garantes de cet "équilibre", et, nous devons tout particulièrement veiller à ce que ses "gendarmes naturels" puissent continuer à accomplir leur tâche de maintien de l'ordre, puisqu'ils le feront nécessairement mieux que nous (...) Les humaines se considèrent sorties de la Nature, mais une de leurs attaches reste... la prédation (...) La prédation sert donc en premier lieu à légitimer la prédation humaine. Certes mais pas la consommation d'humaines, puisque le cannibalisme est certainement l'acte qui épouvante et frappe le plus profondément l'humanisme : il n'y a rien de plus dégradant pour notre commune humanité que de manger une autre humaine ! » (Cahiers antispécistes, avril 1998).
Les Cahiers épinglent au passage Friedrich Engels et Jean-Marie Bourre (directeur à l'INSERM) « dont les propos valent fréquemment leur pesant de bêtise spéciste » puisqu'ils réaffirment l'existence d'un lien entre humanisation de l'homme et la pratique de la chasse alors que ces restes d'idéologies féodales ne marcheraient plus que dans l'extrême-droite (sic). La preuve : les mâles et les riches ne mangent-ils pas plus de viande que les femmes et les pauvres ? Le choix de la viande rouge traduirait ainsi une symbolique de violence et de domination. Serait-ce à dire que la plus grande consommation de viande rouge par les ouvriers que par les bourgeois permettrait de leur imputer une plus grande violence naturelle ou soif de domination ? La baisse de consommation de viande rouge constatée depuis vingt ans aurait-elle engendré dans les pays riches ou pauvres une amélioration sensible de la situation humaine ou animale ? Il convient de rappeler face à ces restes de pensée magique que si l'ultralibéralisme « hard » se marie fort bien avec la viande blanche, le nazisme peut coexister avec un végétarisme pur. On dit que l'homme serait prédateur dans le but de s'exclure lui-même du champ de ses proies, est-ce pour cela que le Front de libération de Gaia invite les « viandistes » à se manger entre eux ?
L'antispécisme accuse donc l'humanisme de protéger l'ordre établi en défendant les identités. Un groupe explique ainsi que la lutte de José Bové contre la « Mal-bouffe » serait antipathique car elle combattrait la mondialisation alors qu'il faudrait l'amplifier pour casser les cultures : Le mot mondialisation est une invention 085fabuleuse, pour les nationalistes (...) on est contre la mondialisation assimilée au libéralisme et il devient logique de défendre son "identité culturelle" contre cette menace d'assimilation. Et McDo est devenu, avec Coca-Cola et Disney, un symbole de cette mondialisation. Une cible privilégiée pour les "anti-mondialisation" de droite, comme de gauche (...) c'est selon cette même logique que les nationalistes-révolutionnaires (GUD, NR, etc) mènent des actions anti-McDo. Les ennemis de nos ennemis ne sont pas nécessairement nos amis. Comment être antinationaliste (mondialiste révolutionnaire, si on veut) et lutter contre ce trust agro-alimentaire ? (...) L'attentat de Merksem (réalisé par l'ALF) se situe dans une toute autre perspective que l'opération de Millau. Il s'agit clairement d'une attaque dirigée contre la firme McDonald dans le but de lui infliger des dommages économiques. De ce point de vue, c'est assez réussi : on estime les dégâts à 1, 25 millions d'Euros (contre à peine 61 000 Euros à Millau). Les attentats "constituent le début d'une action continue et l'ALF compte rester en Belgique tant que les souffrances animales subsisteront", d'après les organisateurs. Ce n'est pas très gentil, de faire des attentats. Mais tuer des centaines de milliers de boeufs, participer à la destruction de la forêt (...) ce n'est pas très gentil non plus » (site Internet du cercle social). Bonnardel le dit aussi : la lutte contre la « dégénérescence » serait intrinsèquement réactionnaire. Il a raison si on veut faire du refus de la globalisation une position rétrograde car anti-moderne. Il a tort si l'avenir ne passe pas nécessairement par la soumission totale au culte de la technique. L'antispécisme identifie ici la révolution avec les tendances dominantes du monde moderne. Toute défense d'une identité devient donc absurde puisque le monde moderne en serait privé. Ce discours « mondialiste révolutionnaire » prépare culturellement le terrain au règne du marché. Il sape en effet jusqu'aux notions mêmes d'identité, de culture, de patrimoine, de racines, etc. Il empêche en cela de prendre conscience des dangers véritables qui nous menacent aujourd'hui. L'industrie multiplie pourtant les produits chimiques provoquant une dégénérescence humaine au point de dérégler notre système hormonal et de provoquer la baisse de la fertilité masculine, le développement des malformations, de cancers, de certains troubles de comportements, etc. Faut-il croire là encore que lutter contre ces menaces pour notre identité serait « réactionnaire » ? Les facteurs de dégénérescence concernent aussi l'éco-système (le trou dans la couche d'ozone). Les transgénéticiens auront bien sûr quelques « solutions » techniques à nous proposer comme des mutations génétiques permettant à nos descendants de devenir plus résistants à la pollution. 086L'humain d'aujourd'hui est décidément inacceptable du point de vue antispéciste ou marchand.
« Nous devons apprendre à vivre avec le clonage humain comme nous avons appris à vivre avec la bombe atomique » (The Indépendant)
Les antispécistes ne comprennent pas qu'on les accuse de banaliser les camps de la mort. Ils arguent même que ce sont, au contraire, les « humanistes » comme le professeur Mattei qui, en s'opposant au clonage humain et en proposant d'en faire un crime contre l'humanité, établissent une comparaison entre six millions de morts et la conception technique d'un enfant (sic). Ils dénoncent la symétrie qui existerait entre ce désir de clonage et les fondements de l'humanisme. Ce serait l'importance ontologique accordée de part et d'autre aux gènes qui serait responsable. Cette incapacité à comprendre l'humanisme et cette volonté de le salir finissent par être douteuse. Il y a dans certains groupes comme l'Église d'Euthanasia une telle haine de soi (de l'humain), que certains en finissent par jouir de leur propre humiliation, de tout projet de déshumanisation. Les Cahiers y vont aussi de leur petite leçon aux humanistes comme Albert Jacquard ou Axel Kahn : « C'est que l'individue en question serait mal née. Aurait tous les organes en place, un génome banal - autant que celui de son parent -, la tête sur les épaules, des pensées et des émotions dedans, mais serait mal née. Mal conçue plus exactement, il lui manquerait le visa du Créateur ou de la nature. "Un homme qui est la copie d'un homme n'est plus un homme", nous dit encore le Pr J. F. Mattéi. Mais c'est quoi alors ? une femme ? Non, "n'est plus un être humain" veut-il dire. Alors c'est une vache ? Du poulet ? ça a quel goût ? » (Cahiers antispécistes, avril 1998)
Faut-il rappeler une fois encore que l'humanisme n'est fondé ni sur les gènes ni sur quoi que ce soit d'« objectif » ?
087Chapitre 5
« Dès que nous avons accepté le principe d'égalité comme fondement moral valide pour nos relations avec les autres de notre propre espèce, nous nous trouvons (...) amenés à l'accepter (...) pour les relations avec les individus qui n'appartiennent pas à notre espèce - avec les animaux non humains » (Peter Singer)
L'antispécisme se développe dans un contexte de crise de l'humanisme et du projet égalitaire. La pensée égalitaire constitue un invariant de toute la tradition socialisante (athée ou religieuse). L'égalité est en effet le reflet inversé des rapports réels de nos vieilles sociétés inégalitaires. La globalisation en cours accentue les écarts entre les riches et les pauvres (pays ou individus). La référence à cette notion cède pourtant aujourd'hui du terrain face à une nouvelle configuration idéologique caractérisée par le culte de l'argent, de la compétitivité et de la réussite sociale. La crise du projet égalitaire présente deux visages en apparence opposés mais complémentaires.
- La catégorie de l'égalité est remise en cause au nom de la liberté et de l'efficacité. L'ultralibéralisme reprend ici le vieux thème calviniste de la rétribution des méritants et des élus. Peut-être faudrait-il chercher là une des causes de son succès au sein des pays protestants ? L'égalité serait une illusion perverse car elle entretiendrait la non-productivité et la paresse des pauvres.
- L'égalité semble, par ailleurs, paradoxalement à portée de la main grâce à la mondialisation. Nous pourrions tous parler la même langue, manger les mêmes choses, rêver semblablement. Ce serait, en fait, confondre l'égalité et son opposé la « massification » ou « McDonalisation ». L'égal n'est pas, en effet, le même, car vouloir cette ressemblance c'est entretenir l'inégalité. Le fils est l'égal du père dans la mesure où il ne se contente pas d'être seulement son double. Une certaine gauche porte ici une responsabilité historique considérable pour avoir entretenu durablement cette confusion entre la recherche de l'égalité et celle d'un 088(pseudo) égalitarisme. Cette opposition est aussi en jeu derrière la figure catholique de la transsubstantation (qui fait de l'égal le même et l'autre tout à la fois) et la figure « orthodoxe » de la ressemblance. Songeons dans un autre domaine au philosophe socialiste Pierre Leroux et à son « égalité dans la diversité »
L'égalité économique et sociale est depuis plusieurs décennies en panne de vrais projets. L'égalité politique semble même marquer le pas malgré la fin de l'esclavage et de l'apartheid. L'antispécisme profite de cette crise de l'égalité pour en légitimer une lecture perverse. Il se présente comme l'achèvement de la pensée égalitaire ou sa logique poussée à l'extrême. L'antispécisme voudrait résoudre la crise dé l'égalité en généralisant son domaine d'application. Cette proposition serait généreuse si elle ne vidait finalement l'égalité de toute signification : l'égalité des antispécistes n'ouvre pas sur un universel, mais claquemure le monde en catégories. Ils ont bien lu Orwell mais au premier degré : ils croient que l'avenir est effectivement à ce que certains soient plus « égaux » que d'autres dans les faits comme au ciel (celui des valeurs). Ils peuvent alors, après avoir jeté l'eau du bain (l'humanisme), sacrifier aussi le bébé (l'humain). Ils ne sont en effet pas si stupides : ils savent qu'accorder des droits aux animaux n'a aucun sens. Sauf à changer le sens du droit puisqu'il s'agit effectivement d'une catégorie faite pour l'homme. Il n'y aurait donc plus de droit, mais des intérêts en lutte, la loi du plus « souffrant » ou « pur ». Ce projet d'extension de l'égalité à des catégories hétérogènes conduit ainsi derrière son angélisme apparent à nier au droit lui-même tout contenu réel et à pervertir cette fiction nécessaire. L'antispécisme est à l'égalité ce que McDo est à la culture, c'est à dire sa trahison complète. Que peut-il y avoir en effet de commun entre le ver de terre, le cochon, le cheval et l'humain ? Les antispécistes expliqueront qu'ils possèdent une même capacité à souffrir strictement mesurable. Ce critère n'est-il pas le degré zéro de la ressemblance donc celui du droit ancré sur le fait ? Ce projet d'une méga-égalité constitue en fait le fossoyeur de toute véritable idée d'égalité. Il instrumentalise également le fantasme bien moderne qui consiste à vouloir mesurer l'homme.
« Ceux-là ne sont-ils pas des êtres humains ? »
Frère dominicain Antonio Montesinos (1492)
089Pourquoi après tout ne pas admettre que nous soyons tous égaux sans qu'il n'y ait aucun exclu ? Faudrait-il toujours que la construction de l'unité se face au détriment d'un tiers (ici animal) ? Le piège que tend cette générosité (infantile ou régressive ?), c'est qu'elle aboutit à son contraire. La construction de la communauté des égaux se heurte à des contraintes sociologiques invariantes. Il n'est pas possible de circonscrire une société sans en même temps en tracer les limites. « Diviser » et « unir » ne sont pas deux gestes contradictoires mais deux moments d'un seul geste. Il y a risque qu'à refouler ainsi cette contrainte, elle ne revienne encore plus lourde ou plus cruelle. La conséquence de la massification (ou indistinction) ne peut qu'être la guerre tribale, ethnique.
Le seul vrai débat est donc celui de la définition des frontières que nous reconnaissons comme légitimes. La fraternisation est comme l'a montré l'histoire de ce siècle toujours aléatoire : la communauté fraternelle n'existe pas sans faux-frère, sans demi-frère, sans adversaire, etc. Le but de toute instance politique vise justement à conjurer ces risques constants de division. Le danger est qu'en refusant d'établir cette opération, on perde le bénéfice d'une égalité aléatoire. On ferait du même coup tomber aux oubliettes toute notion de politis, c'est à dire d'ouverture. Philippe Dujardin a consacré de longues années à penser les conditions de cette agrégation : « Faire-un n'est praticable que sous la double condition d'un rapport de division à soi-même et à l'Autre » (...) « Le faire-un implique que soit dénigré l'autre de cette communauté : adversaire de l'intérieur, ennemis de l'étranger, adversaires complices assimilés à l'ennemi extérieur » (...) L'adunation ne vaut que par sa limite : elle n'est observable et intelligible que dans un espace polarisé, cette polarisation autorisant la discrimination d'un pour et d'un contre, l'identification de sympathisants et d'opposants, de partisans et d'adversaires » (Philippe Dujardin, Politique de la mémoire, PUL, p. 479)
L'antispécisme fait preuve de son incapacité à aborder politiquement le social ou le biologique : il postule la possibilité d'une fraternisation sans reste, croyant avoir trouvé la panacée. Mais il ne débouche en fait pas sur un monde plus fraternel, mais sur une formidable régression. Il doit, en effet, sitôt admis le principe d'une fraternisation absolue, établir de nouvelles bornes : elles ne seront certes plus celles qui distinguent les espèces, mais celles qui hiérarchisent les individus. La vie est ainsi faite que pour admettre à égalité mon frère rat ou chat, je doive parallèlement chasser de la communauté des égaux, mon demi-frère handicapé 090ou mon faux-frère nourrisson. La frontière pourrait certes passer ailleurs, mais elle diviserait encore les hommes entre eux. N'est-ce pas ce que dit la parabole d'Abraham : il faut sacrifier l'animal pour que vive l'humain : sacrifier l'animal à proprement parler (mouton), mais surtout la bestialité qui est en chacun. L'humanisation n'est pas donnée une fois pour toute, c'est un processus infini et toujours risqué. Le choix de l'antispécisme n'est pas « absurde », il n'est simplement pas celui des humains. Quitte à faire passer la division quelque part, à opérer de force une coupure symbolique entre les êtres, l'humanisme choisit effectivement l'handicapé ou le nourrisson contre le joli petit chaton. Il n'agit pas ici par compassion (sinon pourquoi préférer le nourrisson au petit chaton malade), mais parce qu'il sait que chaque fois que l'humanité s'en est pris à sa faiblesse, à sa part faible, elle en est ressortie non pas plus forte, non pas plus grande, mais fragilisée et « déshumanisée ». Chacun n'est grand que par sa faiblesse : s'en prendre à elle, c'est tuer l'humain dans l'homme. L'illusion de « toute-puissance » est génératrice de fragilité, toutes les sectes le prouvent bien. L'illusion de la « grande » fraternité « sans reste » est génératrice de haine de soi ou du plus faible.
Les antispécistes rappellent que les frontières de l'humanité ont bougé au fil des siècles. Les hommes n'ont pas d'abord reconnu comme frères ceux des villages, tribus ou peuples voisins. L'histoire serait donc celle de l'absorption de nouvelles catégories au sein d'un « grand tout ». L'antispécisme serait ainsi l'héritier de l'antiracisme, de l'antisexisme, de l'antiâgisme, etc. Cette vision apparaît non seulement fausse mais grosse de risques majeurs pour l'humanité. Il est tout d'abord paradoxal de soutenir que l'humanisme serait récent et pourtant cause de tous les maux. L'histoire prouve que ce n'est pas parce que les hommes se sont progressivement reconnus comme membres d'une même communauté qu'ils ont dominé les animaux (ou la nature). La réponse serait plutôt à chercher du côté des logiques économiques et de l'économie psychique. On ne peut faire comme si le processus d'extension de la sphère de l'égalité était de même nature lorsqu'on passe de sujets humains (femmes, noirs, enfants, etc) à des individus - animaux. Ce parallèle n'est possible que dans la mesure où l'on postule l'égalité comme préexistante. L'égalité ne serait plus dès lors quelque chose que les sujets construisent mais un « déjà-là ». Les esclaves ont arraché leur liberté, leur adhésion à la communauté des égaux : les poules, non ! L'antispécisme s'entête ainsi à chercher dans les 091faits la preuve de l'égalité entre les animaux alors qu'aucun principe égalitaire n'a jamais fonctionné au réel mais toujours au symbolique. La communauté des égaux n'est pas fondée sur l'égalité sinon le raisonnement serait tautologique : ce n'est pas parce que les femmes sont « égales » aux hommes qu'il faut combattre pour leur libération, mais parce que les humain(e) s ont choisi de se considérer comme des « égaux », etc. Jacques Rancière écrit que l'égal n'est pas le même mais celui qui porte le nom de l'égal. Il poursuit en notant qu'il existe deux façons de faire passer une figure conceptuelle aux profits et pertes de l'histoire : la première serait de regretter ce grand-tout auquel nous avons échappé, l'autre, serait de ne voir que les crimes commis au nom de ce « grand-tout » dévorateur. L'antispécisme réussit le tour de force de cumuler les deux façons de remiser l'humanisme au musée : il explique que l'humanisme universel serait la cause de tous les maux, mais que cette universalité même devrait être étendue à l'ensemble des êtres sensibles (ou êtres vivants). Rancière ne cesse de répéter qu'on ne peut unir sans perte, qu'il faut admettre ce déficit qui fait que la communauté des égaux ne peut jamais se donner corps sans quelque plâtrage, sans quelque obligation de recompter les membres et les rangs, bref de boucher les fissures, etc. L'obligation dont il parle de retraduire les énoncés de la formule ne signifie pas de la perdre. N'est-ce pas là le piège du spécisme de réintroduire l'inégalité au nom d'une égalité sans reste ? Lucien Sève n'a t-il pas raison d'écrire que « la personne est humaine en ce qu'elle prend pour fin l'humanité comme idéal régulateur (...) Faisant abstraction de tout ce qui singularise les êtres concrets, la personne peut d'emblée prétendre à l'universalité : tous les individus diffèrent, toutes les personnes se valent. En vertu de cette même abstraction, elle est une qualité indéfectiblement attachée à tous ceux qui sont, seront, pourraient être, ont été des sujets libres. » (Lucien Sève, Pour une critique de la raison bioéthique, O. Jacob, pp. 17-28)
Méfions-nous grandement des (re) définitions qui comme des virus empoisonnent l'esprit : la communauté des égaux ne réunit pas les êtres à qui l'on reconnaît le droit d'exister pour eux-mêmes (version antispéciste), mais ceux en qui « l'égal reconnaît la figure de l'égal » (Rancière). Nous avons effectivement mal devant les formes inacceptables que revêt la barbarie marchande face aux animaux mais c'est en tant qu'humains que nous souffrons, pas en tant qu'animaux !
L'antispécisme se trompe lorsqu'il fonde la domination envers les animaux sur l'égalité humaine. Déjà parce que la communauté des égaux fut longtemps réservée à une fraction des humains. Ensuite parce que l'inégalité fut toujours plus forte que la proximité homme-animal était grande. Les dominants n'ont-ils pas toujours rabaissé l'homme au rang de la bête pour le déshumaniser ? Il n'y a pas de meilleur terrain pour l'inégalité qu'une discontinuité entre humanité et animalité. Les exemples historiques foisonnent montrant comment cette frontière fut toujours aléatoire. On sait ce qu'il en fut sous la Grèce Antique avec l'esclavage, chacun se souvient également comment la question de l'âme des indiens fut finalement réglée sur le dos des « nègres ». Le naturaliste Karl Vogt, président de l'institut genevois, soutenait encore vers 1860, que les noirs étaient plus proches biologiquement des singes anthropoïdes que des hommes blancs. Il faudra de même attendre la fin du XIXe siècle pour que disparaissent complètement en France les statuts d'infériorité des parias de la société que furent les Cagots des Pyrénées et autres albinos. Faut-il rappeler qu'ils ne pouvaient fréquenter certains lieux (cabarets), exercer certains métiers, bénéficier du même accueil dans les églises (portes spéciales, bénitiers réservés, croisées grillagées les séparant des autres fidèles), qu'ils devaient obligatoirement habiter des ghettos, qu'ils ne pouvaient se marier qu'entre eux, n'avaient pas droit aux mêmes cimetières, etc ?
(Yves Guy, Les Cagots du Béarn, Paris, Editions Minerve, 1988)
Pourquoi ce qui fut vrai pour une fraction de l'humanité ne le serait-il plus pour l'espèce ? On peut donc craindre que le simple fait de rapprocher l'humain et l'animal c'est à dire en réalité l'humain et sa propre biologie ne puisse qu'engendrer une déshumanisation accrue de l'homme. La forme la plus probable que prendrait aujourd'hui cette régression serait la marchandisation. L'humain y serait l'égal de l'animal au sens où ils porteraient tous deux une valeur marchande.
L'histoire montre que les civilisations qui ont refusé d'établir une distinction nette entre l'humain et l'animal ont toujours été des sociétés profondément inégalitaires et relativement violentes. 093On peut être végétarien et partisan de l'inégalité entre les hommes ou entre les groupes humains. Louis Dumont a montré ce que le système indien des castes nous apprend sur nous même : il présente l'intérêt de prouver qu'une société peut développer une grande compassion à l'égard des animaux et fonctionner parallèlement selon un modèle hiérarchisé, donc inégalitaire. L'absence de frontière nette entre l'humanité et l'animalité n'est pas une bonne garantie. On pourrait même penser qu'elle constitue un ancrage possible pour fonder l'inégalité en renvoyant l'homme à sa biologie, à son « réel », bref en cassant les fictions nécessaires à l'égalité. Il n'est donc pas surprenant que Singer en arrive à proposer l'élimination de certains handicapés car puisqu'il faut bien que frontière se fasse et à défaut d'humanisme, une pureté fera l'affaire : le végétarisme peut être la forme que prend non la compassion mais le culte de la purification. L'analogie devient alors frappante entre le végétarien hindou et l'antispéciste végan éprouvant le besoin d'affirmer le caractère cadavresque de la viande comme marque d'une impureté. L'humain peut être d'autant plus aisément hiérarchisé qu'il n'a pas été préalablement disjoint. On comprend mieux dès lors en quoi Louis Dumont pouvait écrire que la clef de nos valeurs (la liberté, l'égalité, la fraternité) supposait déjà acquise l'idée d'un individu humain (presque) sacré. Ce caractère sacré n'existe pas en soi car il n'a rien d'une substance, puisque c'est une relation. Cette affirmation paradoxale en apparence signifie que non seulement l'humanité réside toute entière dans chaque individu, mais qu'en outre chacun n'y accède en fait que progressivement. L'enfant est amené progressivement à l'humanité, c'est pourquoi il sera particulièrement protégé. Les antispécistes qui nous ont reproché de combattre la pédophilie dans le but d'assurer la domination des adultes sur les enfants étaient donc monstrueusement logiques avec eux mêmes. Ils visaient juste en nous reprochant de ne pas aimer McDo, de combattre la pédophilie.
« L'émergence de la problématique du « sous-homme » (...) n'est au fond que la reprise, sur des bases pseudo-scientifiques, d'une pensée archaïque de la hiérarchie. Le sauvage - sous-homme ou "super-singe" - se définirait comme celui qui, stricto sensu situé sous l'humanité, mais au dessus de l'animalité, viendrait combler le vide entre les deux règnes » (Luc Ferry)
094L'antispécisme est d'autant plus dangereux que la communauté des égaux est menacée. La « sectarisation » du monde comme la montée des fondamentalismes en sont deux forts indices. Les progrès de la génétique font peser un risque tout aussi lourd quant au futur de l'humanité. Le biologiste Lee Silver admet que la banalisation du clonage humain sous l'emprise du marché va conduire à une utilisation plus « eugéniste » du génie génétique : les parents pourront ainsi programmer leurs enfants pour qu'ils soient plus « beaux », plus « sains » ou « intelligents », etc. L'enjeu pourrait être à terme de concevoir deux (ou plusieurs) espèces humaines incapables de se croiser entre elles afin de préserver l'investissement mais aussi la « pureté » des gènes. Le clonage représente aussi un autre danger parce qu'il facilite les hybridations entre espèces. En ouvrant le débat sur l'extension de la sphère de l'égalité au-delà de l'espèce humaine, l'antispécisme renoue ainsi (au bon moment ?) avec la vieille thématique du chaînon manquant. Patrick Tort a montré les enjeux de cette quête (L'ordre et les monstres, Syllepse, 1998) alors que Luc Ferry y a vu l'une des figures idéologiques majeures du Nouvel ordre écologique. Chaque période offrirait ainsi sa figure de prédilection : les cristaux entre organisé et inorganisé, les « monstres » en tant qu'être mi-humain, mi bestial ou (version moderniste) mi machinique. L'antispécisme donne lui aussi sa version des hybrides : sous-hommes ou grands singes. Certains rêvent tout haut de découvrir (ou d'inventer) une espèce à mi-chemin entre les humains et les animaux, ce fameux chaînon manquant, car ils perçoivent bien que son existence viendrait balayer les fondements de l'humanisme, les derniers remparts protégeant la fraternité humaine. Vercors n'a-t-il pas déjà exposé de façon romanesque dans Les animaux dénaturés les enjeux ? Ce débat primordial interfère certes avec l'état de nos connaissances, mais ne s'y résume pas : la science (ou sa déformation) s'est déjà portée si souvent en soutien aux partisans de l'inégalité. L'un des grands mérites du livre de Luc Ferry fut justement de montrer précisément en quoi cette distinction de l'humain d'avec l'animal fut et reste la condition majeure pour rompre avec tout essentialisme, condition certes nécessaire, mais cependant insuffisante puisque l'homme peut ensuite s'identifier à un caractère, un personnage, un rôle social, familial, sexuel, etc. Le philosophe note qu'il y a là une tension indépassable dont la vieillesse constitue certes la figure majeure dans la mesure où elle rétablit les droits de la nature sur ceux de la liberté.
« Nous commençons par les singes puis nous supprimerons les frontières entre les espèces. Ce n'est qu'une étape vers l'objectif final : la disparition de ce gouffre qui sépare hommes et animaux »
(Peter Singer)
Le projet « grands singes anthropoïdes » représente un formidable danger pour l'humanisme. le fait qu'il ait reçu l'assentiment de nombreux scientifiques prouve la confusion des idées. Il n'est pas en effet isolé, mais participe d'une démarche générale visant à casser l'humanité. Il suffit de lire la prose des milieux antispécistes pour découvrir quels sont ses vrais enjeux : « Cette frontière - cet abîme - que notre culture trace entre les humains et les autres animaux a un point faible : c'est que nos plus proches cousins dans l'évolution à savoir les (autres) grands singes anthropoïdes ont des capacités en fin de compte fort proches des nôtres (...). C'est en ce point faible que Paola Cavalieri et Peter Singer ont choisi d'attaquer le spécisme, à travers le projet Grands Singes Anthropoïdes qu'ils ont présenté en juin dernier à Londres » (Cahiers antispécistes)
Ce projet est dû à l'initiative en 1990 des théoriciens antispécistes provenant de divers courants. Peter Singer est bien connu pour être le « père » du mouvement de libération animale (supra). Paola Cavalieri est journaliste et directrice de la revue féministe italienne Etica & Animali. Tom Regan est professeur de philosophie à l'Université de Caroline du Nord (États-Unis) : il est l'« autre » grand théoricien depuis la parution de son ouvrage The case for Animal Rights (1983) Leur but commun est de casser la barrière d'espèce à son point le plus faible, celui qui sépare les humains de leurs plus proches cousins dans l'évolution : les grands singes anthropoïdes. Leur objectif est donc d'obtenir un précédant en intégrant ces singes humanoïdes (chimpanzés, gorilles, orangs-outans) dans la communauté des égaux pour ébranler la frontière « humaniste » : l'objectif à court terme est de leur reconnaître le plein statut de personne (celui des humains). La perversion de ce projet apparaît ici car soit il s'agit d'une simple déclaration d'intention sans conséquence et les humains continueront à bénéficier en tant qu'espèce d'un régime particulier, soit il s'agit effectivement de ne pas leur reconnaître en tant qu'espèce d'autres droits communs. Les humains bénéficieraient dans ce cas des mêmes droits fondamentaux que les grands singes. Leur contenu précis nous éloigne très fortement de celui des diverses Déclarations des droits puisque les nouveaux 096« égaux » anthropoïdes bénéficieraient simplement de trois droits essentiels :
La vie des membres de la communauté des égaux doit être protégée. Les membres de la communauté des égaux ne peuvent être tués sauf dans des circonstances très strictement définies comme par exemple en cas d'auto-défense.
Les membres de la communauté des égaux ne doivent pas être arbitrairement privés de leur liberté ; s'ils viennent à être emprisonnés sans que soient mises en oeuvre les procédures légales appropriées, ils ont le droit d'être immédiatement relâchés. La détention de quiconque n'a pas été reconnu coupable d'un acte délictueux, ou de quiconque n'est pas pénalement responsable, ne doit être permise que dans les cas où il peut être montré qu'elle est dans l'intérêt du détenu, ou qu'elle est nécessaire pour protéger le public contre un membre de la communauté qui, s'il était laissé en liberté constituerait un danger pour d'autres. Dans les cas de cette sorte, les membres de la communauté des égaux doivent avoir le droit de faire appel soit directement soit s'ils ne possèdent pas les capacités nécessaires, à travers un représentant à un tribunal juridique.
Toute souffrance importante infligée délibérément à un membre de la communauté des égaux ; que ce soit de façon arbitraire ou au nom d'un bienfait escompté pour d'autres, est tenue pour une torture, et constitue un méfait.
Ce Manifeste dit Great Ape Project : Equality Beyond Humanity (projet grands singes : l'égalité au-delà de l'humanité) est soutenu, depuis 1993, par de nombreux scientifiques et/ou militants. On peut citer notamment Jane Goodall, ethnologue et spécialiste des chimpanzés, Mark Carwardine, zoologue, Toshisada Nishida, professeur de zoologie à l'Université de Kyoto (Japon), Roger et Déborah Fouts, ethnologues dans l'État du Washington (États-Unis), Lyn White Miles, anthropologue à l'Université du Tennessee (États-Unis), Francine Patterson (présidente de la Gorilla Foundation), Richard Dawkins, zoologue à l'Université d'Oxford (Royaume-Uni), Jared Diamond, professeur 097de physiologie à l'Université de Californie (États-Unis), Marc Bekoff, professeur de biologie à l'Université du Colorado (États-Unis), R.I.M. Dunbar, professeur d'anthropologie biologique à l'University College (Grande-Bretagne), Stephen Clark, professeur de philosophie à l'Université de Liverpool (Royaume-Uni), Raymond Corbey, philosophe et anthropologue à l'université de Tilburg (Pays-Bas), Colin McGinn, professeur de philosophie à Oxford (Royaume-Uni), James Rachels, professeur de philosophie, Université de l'Alabama (États-Unis), Christoph Anstötz, professeur de pédagogie à Dortmund (Allemagne), Heta et Matti Häyry, philosophes à l'Université de Helsinki (Finlande), Ingmar Persson, philosophe à l'Université de Lund (Suède), Bernard E. Rollin, professeur de philosophie et de biophysique à l'Université du Colorado (États-Unis), Richard D. Ryder, psychologue, Dale Jamieson, professeur de philosophie à l'Université du Colorado (États-Unis), Harlan B. Miller, enseignant de philosophie au Virginia Institute (États-Unis), Robert W. Mitchell, spécialiste de psychologie à l'Université du Kentucky (États-Unis), Gary L. Francione, professeur de droit au Rutgers University (États-Unis), Barbara Noske, anthropologue (États-Unis), Steve F. Sapontzis, Professeur de philosophie à l'Université de Californie (États-Unis), David Cantor (enquêteur pour PETA), Geza Teleki, anthropologue.
L'enjeu n'est pas tant celui de la valeur « scientifique » de ce rapprochement opéré entre certains singes anthropoïdes et les « humains », mais celui de ses conséquences dans l'ordre symbolique : l'histoire a prouvé en effet qu'on ne touche jamais sans dommages aux frontières d'espèces. La remise en cause de la classification ne vise-t-elle pas à supprimer la famille Homo Sapiens Sapiens pour la ranger avec les grands singes : ces derniers y gagneraient-ils ? Et les humains ? Ce projet « Grands Singes » a connu un an après son véritable lancement une première crise avec la rupture consommée entre Paola Cavalieri, les militants français et italiens et Peter Singer. Le désaccord s'explique par le choix de Singer de s'associer aux groupes dits de défense animale. Les militants « latins » reprochent aux anglo-saxons de passer la pureté doctrinale aux oubliettes.
Ce projet « grands singes » a engendré des émules comme le Dr Sue Savage-Rumbaugh qui revendique l'attribution d'un statut de semi-humain aux chimpanzés nains et à d'autres singes. Il explique que leur capacité mentale serait en fait équivalente à celles d'enfants attardés. Cette proposition ne manque pas d'interroger car faudrait-il aussi ranger les enfants attardés au sein 098 de cette catégorie déchue dotée d'un statut de semi-humain (quel que soit le vocabulaire choisi) ? L'objectif n'est-il pas d'enfanter aux forceps de ce fameux chaînon manquant (enfin trouvé) ? Ces projets ont bénéficié d'une excellente couverture médiatique internationale ce qui prouve leur actualité (Science et Vie de janvier 1996, Courrier International juillet 1995 et mai 1999).
L'humanisme est malmené par les conditions de la mondialisation et l'échec des révolutions. Cette crise commence à faire sentir ses effets en s'attaquant, une à une, à toutes nos valeurs. Ne peut-on pas déjà lire que le respect de l'autre est une perversion, que la dignité humaine est une fiction, qu'il est regrettable que la loi française interdise aujourd'hui de l'attaquer, etc ? L'humanisme est donc bien en danger. Sa refondation ne peut qu'être une oeuvre collective. Nous nous limiterons à évoquer deux éléments qui semblent essentiels pour cette renaissance.
L'humanisme, quelle que soit sa version, signifie avant tout que la part du faible est sacrée. Il ne s'agit donc pas d'un point de vue essentialiste car ce qui est en jeu c'est un problème de relation. Il n'y a là pas l'once d'un point de vue sentimental (encore que le pathos ait droit de cité). Il s'agit simplement de rappeler que chaque fois que les humains s'en sont pris à leur faiblesse soit à travers les plus faibles d'entre eux (handicapés, enfants, etc), soit à travers la part de la faiblesse de chacun (les variations de tonus, nos attachements), c'est l'humain tout entier qui fut menacé. Tout processus de purification de la faiblesse est non seulement cumulatif mais voué à l'échec : on refusera d'abord les handicaps les plus « lourds » puis ce sera au tour d'autres plus « légers ». On croit rendre en cela l'homme plus puissant alors qu'on ne fait que le fragiliser et le diminuer. Nous avons montré ailleurs en quoi cette idéologie nourrit aujourd'hui le développement de la pédophilie (Déni d'enfance, Manifeste contre la banalisation de la pédophilie, Golias) ou des sectes (Scientologie, laboratoire du futur ? Les secrets d'une machine infernale, Golias). Les antispécistes ne voient-ils pas que leurs dogmes les conduisent imperceptiblement à condamner les plus faibles parmi les faibles et à défendre les intérêts des plus forts et des plus puissants ?
Marie Balmary a frayé des pistes essentielles dans ses trois livres majeurs La divine origine, (1993) ; Le sacrifice interdit (1986) mais aussi L'homme aux statues (1979, Éditions Grasset). Elle y rappelle que l'humain accède à la première personne par l'expérience de la parole : « L'homme en tant qu'il peut parler en disant "je" demeure inraconté, inexpliqué (...) Dans le monde animal existent bien, des messages adressés et donc des formes de langage. Mais il semble bien qu'aucune bête ne parle en son propre nom à un autre capable à son tour de lui répondre de même. Le langage articulé humain n'est pas seulement plus complexe, plus riche : il est utilisé par une autre instance psychique, non advenue chez les animaux. Freud, ayant appelé "Ça" l'ensemble des pulsions, disons animales, qui nous meuvent, voit le travail d'humanisation comme une conquête par la première personne, le sujet, de ce monde instinctuel ; la formule par laquelle il nous a transmis cette découverte est célèbre : "Là où Ça était Je dois advenir" ». Elle sait que selon Freud la science a humilié l'homme par trois fois : la première en montrant que la terre n'est pas le centre de l'univers mais une parcelle insignifiante du cosmos ; la deuxième lorsque la recherche biologique a réduite à rien ses prétentions à occuper une place privilégiée en établissant sa descendance du règne animal, la dernière lorsque Freud montra avec l'inconscient que l'homme n'est pas maître dans son « âme ». Balmary oppose pourtant à cette triple humiliation une autre lecture de l'humain dans l'homme, l'humanité n'arrive pas selon elle à l'homme sans lui, elle ne lui est d'aucune façon « extérieure » : « L'homme-qui-dit se trouve apparemment sans origine. Lorsqu'il est là dans l'histoire de l'humanité, il est d'un coup, sans commencement. Le langage humain, mystérieusement pour nous, ne commence pas. Il faut qu'il y ait déjà du langage pour qu'il y ait du langage, qu'il y ait des êtres parlants pour qu'il y ait un être parlant (...) Le sujet est au-dessous d'un autre, soumis à l'instance en lui-même qui correspond à l'intériorisation des exigences et des interdits parentaux (...) l'être humain, du fait de sa longue dépendance aux adultes qui l'élèvent - sans lesquels sa propre vie n'est tout simplement pas possible -, conserve en lui l'instance installée de ceux qui l'ont gouverné ». Tout projet qui viserait à définir l'humain en dehors de cette tension ne pourrait donc être que régressif sur le plan théorique et pratique. Il serait alors à craindre que celui qui loupe ainsi son objet en pensée le rate aussi dans la vie.
100Chapitre 6
Le lecteur l'a compris : l'antispécisme - aussi généreux que soient ses partisans - est dangereux. Nous tenterons de montrer que loin d'être, comme ils le croient, une alternative à la violence du marché, il en condense et précipite au contraire tous les aspects morbides et déshumanisants. L'antispécisme constitue donc une machine de guerre contre l'humanisme quel qu'il soit. Il diffuse pour cela une idéologie régressive qui engendre une violence dogmatique et pratique.
L'utilitarisme regroupe la doctrine de Jérémy Bentham et de ses nombreux disciples et héritiers. Bentham (1748-1832) est trop méconnu car il fonda largement la pensée bourgeoise du XIXe siècle. Son originalité tient au fait que, selon lui, les lois du marché doivent être celles de la cité : sa conception de la justice humaine est déterminée par les besoins objectifs de l'économie. Il sera aussi le concepteur du modèle panoptique qui servira à toutes les institutions totalitaires. Cette vision du monde était passée de mode avec l'essor des divers courants progressistes. La loi de la jungle avait dû céder de l'espace face aux exigences de l'État providence (sécurité sociale). Le retour en force du néolibéralisme s'est traduit pourtant culturellement par sa redécouverte. Elle est redevenue en cette fin de siècle l'idéologie explicative des comportements humains. Elle constitue de nouveau la base de toute pensée nourrie de philosophie anglo-saxonne. La résistance ne s'est pourtant pas faite attendre en France avec notamment la création, fin 1970, du Mouvement contre l'Utilitarisme dans les Sciences Sociales (MAUSS). Cette idéologie dont le succès fut corrélatif au développement du système productiviste fut déjà chassée d'Europe, au début de ce siècle, 101grâce à l'essor de nos sciences humaines. Alain Caillé (fondateur du MAUSS) a largement démontré comment Durkheim, Mauss ou Comte ont construit la pensée européenne contre les postulats de cette idéologie utilitariste. Ce retour de l'utilitarisme correspond donc dans le champ théorique à la traduction du nouveau rapport de force qui fait dire notamment au Président Clinton que le XXIe siècle sera américain. L'utilitarisme forme le socle de toute pensée ayant rompu avec le religieux (sacré) puisque l'action humaine procéderait de calculs rationnels de sujets intéressés que ceux ci soient individuels ou collectifs, égoïstes ou altruistes (l'hypothèse dominante étant celle de égoïsme). Caillé rappelle en outre que cette théorie débouche sur des propositions normatives puisque les actions « justes » sont celles qui concourent au bonheur des sujets ou du plus grand nombre. Alain Caillé rappelle tout d'abord, ce que notait déjà au siècle dernier l'historien Macaulay, que les sujets ne sont rationnels que pour autant qu'ils préfèrent ce qu'ils préfèrent, bref la pensée utilitariste ne serait donc, selon sa formule, qu'une immense broderie autour d'une lapalissade. Le « patron » du Mauss oppose ensuite deux idées fortes aux fondements même de l'utilitarisme :
- Le calcul intéressé existe effectivement dans toutes les sociétés même les plus archaïques, mais il reste toujours subordonné à une exigence anti-utilitariste, bref il existe mais n'est pas légitime.
- La spécificité des sociétés modernes est donc de rendre légitime l'utilitarisme vulgaire. La Réforme constituerait bien sûr le grand moment, de cette légitimation (Max Weber, A. Caillé, etc.).
Caillé oppose trois choses à l'objectif de bonheur pour tous avancé par l'utilitarisme normatif.
- l'utilitarisme ne définit pas quels sont les sujets dont il faudrait prendre en compte les intérêts. L'antispécisme constitue certes, à cet égard, une (tentative de) réponse puisqu'il postule que la population à prendre en compte regroupe tous les individus qui ont la capacité de souffrir.
- L'utilitarisme ne dit pas non plus comment comprendre la notion de plus grand bonheur : il peut s'agir, en effet, de la simple somme des satisfactions individuelles ou d'une valeur autre. Faut-il en rester alors à la loi de la majorité ? Peut-on sacrifier un intérêt pour celui des autres ?
- L'utilitarisme postule l'existence d'un sujet capable de dire ce qu'est et où se trouve son intérêt.
102L'utilitarisme est fondamentalement un système de pensée caractéristique d'une société basée sur le calcul individuel et l'égoïsme, une société portée naturellement aux solutions autoritaires : ne serait-ce que pour imposer (à certains ou à tous) la logique « rationnelle » des intérêts. On comprend dès lors en quoi Lucien Sève peut qualifier l'utilitarisme moral de doublet du libéralisme économique, culminant aujourd'hui dans ce mot d'ordre universel : la rentabilité. Le philosophe marxiste poursuit qu'« il serait vain de chercher réponse dans l'utilitarisme aux questions du respect de la personne pour la simple raison qu'elles n'y tiennent aucune place. Elles y sont même, à la limite, dénuées de sens : mis à part ce que la loi prohibe, tout est admissible qui peut être jugé avantageux pour l'individu ou la collectivité ; y compris le dommage causé à un seul ou à plusieurs s'il passe pour améliorer le bien-être d'un plus grand nombre. Il entre du cynisme tranquille dans cette bonne conscience-là » (p. 139). Cet utilitarisme n'est en rien marginal puisque c'est lui qui a fondé le rapport britannique présidé par Mary Warnock qui conclut à la possibilité d'expérimentation sur l'embryon humain. La vertu révolutionnaire de cette doctrine pouvait exister dans le cadre d'une société féodale lorsqu'il s'agissait de promouvoir l'individu(alisme) contre le carcan de la tradition, mais elle a complètement disparu dans le contexte d'une société moderne fonctionnant à l'indistinction. Nous ne pensons pas que l'on puisse dire comme Luc Ferry que l'utilitarisme s'inscrive dans un cadre démocratique, sauf à accepter la perversion de l'idée de démocratie après celle d'égalité. Ce n'est pas par hasard selon nous que Singer émet tant de réserves quant à l'idée de droit. Il ne fait en cela comme le note d'ailleurs Ferry que poursuivre les remarques de J. Bentham. La notion de démocratie telle qu'elle fonctionne dans l'antispécisme est donc bien une perversion de l'égalité.
« La position utilitariste est minimale : c'est un premier niveau que nous atteignons en universalisant les prises de décision égoïstes (...) Pour nous persuader qu'il faudrait aller au-delà de l'utilitarisme et accepter des règles morales et des idéaux non utilitaristes, il nous faudrait franchir un pas supplémentaire qui nécessite qu'on ait de bonnes raisons pour le faire. Jusqu'à ce que soient produites de telles raisons, il est justifié que nous restions utilitaristes » (Peter Singer)
La société moderne se caractérise par l'essor de ce que l'on a nommé l'indistinction barbare. Il ne s'agirait donc pas simplement d'une confusion des genres entre animal et humain 103(L. Ferry). Cette logique tend à une remise en cause systématique de tout ce qui différencie les choses. Elle apparaît comme la rançon de la mondialisation marchande mais aussi comme le terreau où se développent les formes visibles de la déshumanisation rampante de l'homme et du monde. Ainsi avons-nous montré dans nos précédents ouvrages en quoi les sectes, la pédophilie ou l'alimentation moderne type fast-food constituent autant d'indices de ce processus généralisé : « Les hommes ne se laissent connaître que dans la mesure où il sont définis au sein d'une culture, comme membres d'une ethnie ou d'une nation, comme citoyens ou sujets dans une communauté politique, ou bien encore comme agents d'un processus de production et reproduction sociale. En l'absence d'un système de coordonnées qui permettent de distinguer des filiations, des hiérarchies ou seulement des places, des fonctions, qui permettent ainsi de situer des individus dans des ensembles différenciés, l'image de l'homme s'évanouit. L'homme comme tel, sans détermination n'est pas un homme » (Claude Lefort, Esprit, janvier 1992).
Cette destruction des catégories est revendiquée parallèlement par l'antispécisme et le marché : on nous explique d'un côté que cette indistinction permettrait de soulager la souffrance animale et, de l'autre côté, de concevoir des plants de tabac produisant de l'hémoglobine humaine ou de fabriquer des souris dotées de l'hormone de croissance humaine, bref d'obtenir des « mieux ». L'enjeu reste de faire de chaque espèce une banque de gènes potentiellement transférables. Jeremy Rifkin rappelle en effet que le transgénéticien considère que tous les êtres vivants sont réductibles à leur matériau biologique de base, l'ADN, lequel peut être extrait, manipulé, recombiné et programmé, selon un nombre infini de permutations réalisables en laboratoire. Il poursuit que, de cette façon, on obtiendra des « imitations » d'organismes biologiques existants qui seront cependant d'une nature supérieure à celle des « originaux » (Le siècle Biotech, 1998). On peut bien sûr lire dans de tels projets le fruit de nos fantasmes de toute-puissance réveillés par le culte de la technique et qu'exige l'économie mondialisée. Le marché a besoin en effet de ce processus de destruction de toutes les identités ou qualités. Karl Marx expliquait déjà que le capital ne peut être l'équivalent général de toutes choses que si la valeur d'échange domine toutes les valeurs d'usages c'est à dire tout ce qui différencie les biens, mais aussi les personnes. Le capitalisme ne peut connaître ni sexe, ni âge, ni tradition, ni culture, ni nature d'aucune sorte. Ces qualités sont autant de freins à son expansion, sauf à être retraduites dans sa propre logique. Cette dernière fait 104tellement partie de l'idéologie dominante qu'elle mystifie largement les sujets : il devient ainsi impossible de la remettre en cause puisque chacun adhère à ce nouvel impératif. Nous avons montré dans le Retour du Diable en quoi toute société repose nécessairement sur une série de couples et comment ceux qui fondent notre culture sont aujourd'hui mis à mal. Le risque n'est pas qu'un autre système d'oppositions vienne se substituer au(x) notre(s), mais que la logique de marchandisation soit déjà suffisamment développée pour prétendre s'y opposer.
Certains antispécistes ont une fois encore visé juste en se portant à la défense de l'indistinction. La société n'a pas effectivement de meilleur avocat au regard de ses tendances les plus lourdes. Nous avons, dans nos précédents ouvrages, critiqué la situation actuellement faite aux enfants. Il y a, à notre sens, une continuité intellectuelle entre les revendications en faveur d'une certaine légalisation de la pédophilie (dite douce) et celle du travail (humanisé) des (grands) enfants. L'enfance en tant que figure de la faiblesse et de la protection due à tous les faibles tend à devenir incompréhensible dans une société refusant les faibles et la part de faiblesse de chacun. Notre société est victime de sa course à la toute-puissance, de sa croyance dans son pouvoir. Les appartenances ou dépendances humaines constituent autant de bornes à ses perversions. Défendre l'humanité, c'est être accusé de spécisme, défendre les enfants ce serait être « âgiste ».... Loin donc de refuser cette loi du marché, l'antispécisme lui reproche de ne pas accoucher assez vite de la société qu'elle porte : il s'en prend ainsi à tout ce qui freine encore cette indistinction. On explique ainsi que tous les adversaires de McDo ne sont pas nécessairement sympathiques dans la mesure où ils combattent la mondialisation et la destruction souhaitable des identités. L'antispécisme, après avoir perverti les notions d'humanisme, d'égalité, de démocratie, etc pervertit ici celle de révolution en la réduisant au rôle d'accoucheur des tendances de ce monde.
« Cette "idée du moi" (...) est moins une idée qu'une représentation diffuse, et moins de moi seul que du moi humain en général : un pré-sentiment de l'espèce humaine » (Paul-Claude Racamier)
L'antispécisme porte le fer au point le plus sensible en s'attaquant à la définition de l'humain : il croit, sans doute, faire profiter généreusement les animaux de la protection (limitée) dont bénéficient (plus ou moins) les humains, il accélère en fait le processus 105d'indistinction barbare. Humain, animal, même combat ? Comment faire, si ce n'est par le bas, dans la régression ? L'antispécisme c'est l'OGM - le produit indifférencié - introduit au coeur même de l'humain. Le danger est d'autant plus réel qu'il entend dépasser les espèces pour ne saisir que des individus : il joue là encore la carte minimale pour être certain de n'être ainsi limité par aucune pesanteur. Les polémiques autour du choix de McDo comme symbole d'une certaine modernisation sont très instructives car elles séparent les camps sur la base de leur acceptation de l'indistinction. C'est pourquoi certains puristes de l'antispécisme s'amusent de ce combat en faisant mine de ne pas comprendre qu'on ne s'oppose pas à McDo parce que ses frites seraient toutes les mêmes. N'est-ce pas là l'aveu de leur besoin de refouler ce qui est effectivement dénoncé derrière McDo, c'est à dire cette indistinction qui finira par atteindre la qualité même de l'humanité ? L'antispécisme ne peut s'en prendre aux fast-food sans saper ses propres fondements, sauf à en rester au problème d'une alimentation carnée ou à la dénonciation des conditions d'élevage. L'antispécisme est tout autant régressif que McDo parce que soumis à la même indistinction. Il joue la même carte de la confusion : du vocabulaire, des thèmes, des thèses, des êtres, etc.
Cette régression vers l'indifférencié traduit l'incapacité à accéder véritablement au symbolique. L'antispécisme possède une potentialité à exprimer des pulsions habituellement enfouies, il joue sur une position incontestablement régressive, tant individuellement que collectivement. La clinique de la schizophrénie individuelle peut-elle nous aider à comprendre cette idéologie ? Les psychanalystes comprennent cette régression narcissique comme un mécanisme de décondensation de la symbolisation tributaire de processus primaires de type autistique. Ce déplacement s'expliquerait ainsi par le refus des frustrations précoces maternelles et paternelles. Ce qui est en jeu, c'est l'incapacité à reconnaître la disparité, le désir de gommer les différences. C'est aussi cette croyance que « tout-est-possible », que l'on peut être tout à la fois ceci et cela. Cet affranchissement des limites menace l'humanité de « désespècement » c'est à dire, selon l'heureuse formule de J.-P. Lebrun, de sortie de l'espèce humaine par refus de la symbolique. L'humanité se construit en reconnaissant ses limites, en apprenant à dissocier, tout ce qui favorise un retour du sujet (individuel ou collectif) vers une étape antérieure est dangereux. Racamier a dressé l'inventaire de tous ces dénis qui consistent à faire qu'une chose n'existe pas : il a montré en quoi le déni des origines (père/mère) provoque ainsi l'anéantissement du sujet. Ne s'agit-il pas avec l'antispécisme d'un déni à la puissance « n » 106puisque ce qui est dénié ici, c'est l'appartenance à l'humanité en tant que genre particulier tout à la fois isolable et signifiant ? Il s'agit bien de la priver de sa matérialité, de sa localité, de sa signifiance, de ses origines. Racamier poursuit en expliquant que si le maternage manque à l'enfant en tant qu'objet, ce dernier devient ensuite incapable de se reconnaître lui-même et de s'aimer normalement. L'antispécisme n'annonce-t-il pas une société dont les membres ne se voient plus en humains ? Ne précipite-t-il pas l'évolution vers des hommes se reconnaissant comme des animaux ?
Cette régression vers les couches les plus profondes pourrait engendrer une violence extrême. L'antispéciste refuse de renoncer à sa toute-puissance, il se veut un véritable démiurge : écoutons-le proposer de modifier le comportement des espèces, de les soumettre à sa volonté. Comment ne pas être mal à l'aise face à la violence de ses thèses ou de ses formulations ? Comment peut-on comparer la valeur de la vie d'un nourrisson orphelin à celle d'un rat ? Pourquoi ce goût pour l'insulte ? Pourquoi cette haine pouvant conduire au sacrifice humain ? Le langage est placé ici au service d'une pulsion agressive donnant une communication sadique. Cette évacuation du pathos (sentiments) est caractéristique du fonctionnement antispéciste. Son idéologie se veut pure et froide, loin de tout amour pour les individus (animaux) bien qu'elle soit fondée, paradoxalement, sur un refus de toute souffrance et de toute violence. Cette « haine des hommes » n'est pas comme le pense Luc Ferry (citant Marcel Gauchet) la conséquence de « l'amour de la nature », mais celle du culte de la technique (puissance et pureté). Bergeret doute de l'existence d'une telle structure ambivalente de type schizoparanoïque car les éléments paranoïaques seraient alors simplement surajoutés au noyau schizophrénique central. Il soutient que le côté le plus régressif entraîne toujours l'autre, en l'occurrence la paranoïa. Nous serions assez tentés de le suivre en constatant que cette paranoïa (para-nous) ou « esprit tourné-contre » renvoie manifestement chez beaucoup d'activistes à un sentiment de persécution. Cette structure comprendrait, selon Bergeret, deux grandes phases : une phase inconsciente avec la négation de l'affect (refus de l'amour) puis son retournement (je le hais, il me hait), et, enfin, une phase conscient où le sentiment aménagé deviendrait conscient (Il me hait, je le hais). Cette seconde phase déboucherait sur une posture de destruction, bref un déni de la société. Faut-il s'étonner dès lors que cette pensée régressive libère une véritable forme de violence, un nouveau type de terrorisme comme le prouvent les activistes du Front de Libération Animale ?
107Troisième partie
« Avant de parler de la violence (souvent pour la condamner machinalement) il est bon de se demander ce qu'on entend réellement par violence, et de prêter attention à ce qui est présenté comme violent dans l'ordinaire. La violence ultime du pouvoir, de l'ordre, de la loi, des habitudes et des a priori dans toute leur banalité, nous écrase lentement et réprouve toute réaction normale à cette violence, la taxant de... violente ! (comme c'est facile). Par exemple, des personnes soutenant l'ALF incendient des abattoirs où sont tous les jours massacrés dans des conditions épouvantables des êtres vivants et les font sortir. Qui est violent ? »
(Myriam et Jean-Simon... cités in Cahiers antispécistes, avril 1998).
La doctrine antispéciste se veut ouvertement antihumaniste d'un point de vue théorique. Elle invite à développer des pratiques elles-mêmes antihumanistes comme l'élimination des plus faibles (handicapés profonds, enfants orphelins, comateux sans espoir, etc). Elle propulse sans le vouloir le cadre idéologique permettant de transformer certains composants de l'humain ou parties de l'humanité en matériel biologique. Elle sert ainsi (involontairement ?) le mouvement actuel de marchandisation de l'humain. Beaucoup d'antispécistes en restent à ce stade fantasmant sur nos propres fantasmes de toute-puissance ou de purification libérés et entretenus par cette société où tout se vend. Ils commettent en cela une véritable profanation de ce qui était considéré comme sacré en premier lieu : les valeurs essentielles de l'humanisme : la liberté, l'égalité, la fraternité. Leurs thèses, pour autant qu'elles servent l'indifférenciation biologique qu'appellent les bio-technologies de demain, expriment aussi contradictoirement un autre point de vue. Certains antispécistes n'hésitent pas à franchir le Rubicon et à vouloir forcer l'histoire. L'ALF constitue aujourd'hui une référence pour la majorité du 108mouvement antispéciste. Il y est littéralement incontournable, y compris pour ceux qui rejettent ses formes d'action. Les pages suivantes exposent donc le fonctionnement de ce groupe qui même lorsqu'il n'a aucun lien avec des réseaux précités, nourrissent cependant leurs propres fantasmes. L'ALF est donc l'expression pratique la plus parfaite (caricaturale) de l'antispécisme.
L'activisme de ces militants de la libération animale est devenu une affaire d'État. L'Angleterre, les États-Unis puis le Canada ont pris des mesures de type antiterroriste. Le rapport de 1993 du vice-Président américain Al Gore était relativement alarmiste puisqu'il notait que si les « écoterroristes » causent des dommages considérables aux entreprises, le FBI ne parvient pas à identifier leur noyau dur ni leur financement. L'Europe du Nord semble à son tour atteinte par cette fièvre même si le Front de Libération Animale (ALF) revendique à lui seul plus de la moitié de ces actes « terroristes » : les raids sont cependant de plus en plus diversifiés, ciblés et violents. L'ALF ne reconnaît certes, pour sa part, aucune opération ayant causé blessure ou mort. Ces groupuscules disent s'en prendre uniquement au patrimoine et au potentiel économique mais le journaliste belge Alain Lallemand rappelait cependant, dans le Soir, qu'un doyen de faculté vétérinaire a été abattu, en février 1990, peu après que des extrémistes animaliers aient communiqué leur intention d'en abattre un dans les douze mois. La situation est d'autant plus grave que l'ALF est à son tour doublé par d'autres "ultras" qui remettent en cause son principe de base de non-violence envers tous les êtres vivants. Nous dresserons donc un inventaire succinct des formes d'action utilisées par ces groupes (ALF ou autre) en évoquant, à la fois, leurs moyens précis et leurs discours. Chaque citoyen pourra ainsi apprécier la perversité de cette nouvelle idéologie. Nous nous interdisons cependant de livrer les adresses de certains sites Internet « sensibles », nous omettrons, de même, de donner certains détails techniques afin de ne jamais fournir le mode d'emploi de bombes incendiaires, de lettres piégées, d'explosifs, etc. Les citoyens ont le droit cependant d'être informés des risques à venir car cette nouvelle forme de fondamentalisme appelle les mêmes remèdes que la lutte contre les sectes. La violence des moyens mis en oeuvre n'est que le fruit d'une idéologie perverse. La régression organisée par ce dogme ne peut, en effet, déboucher que sur la terreur. Cette violence physique ou morale est moindre cependant que la violence symbolique : ces prétendus libérateurs ne sont en effet que les saboteurs de toute forme d'humanisme.
109Les services spéciaux de divers pays commencent à prendre très au sérieux ce nouveau péril, ainsi, le service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) a-t-il publié dans sa revue commentaire de l'hiver 1998 une longue étude de son expert G. Davidson Smith, l'un des meilleurs spécialistes du « terrorisme lié à une cause particulière ». Il en ressort que ces causes légitimes (écologie, refus de l'avortement, etc) attirent des éléments radicaux prêts à utiliser la violence pour arriver à leur fin, en particulier, dans les pays anglo-saxons comme les États-Unis, le Canada, le Royaume-Uni, etc. L'expert canadien note que si la majorité des grandes organisations officielles désavouent cette frange violente, d'autres ne la condamnent plus aussi ouvertement.
110Chapitre 1
Le Front de Libération animale (ALF) est la principale organisation activiste tant du point de vue de sa capacité militante que de son influence morale qui déborde ses rangs. Les groupes rivaux sont obligés de se définir par rapport à lui, à ses principes. Nous accorderons donc une place essentielle à sa description. Il convient cependant dès à présent de noter que son organisation est largement atypique. Un activiste n'est, en effet, membre de l'ALF qu'au moment où il agit dans son cadre. Ce groupe crypto-terroriste n'utilise donc pas les schémas militaires classiques : il n'est pas le détachement armé d'une organisation politique unifié, mais un véritable réseau fédérant de petites cellules autonomes.
L'ALF est issu d'une longue tradition de combats contre la chasse puis les chasseurs. Le noyau initial s'est constitué, en 1960, en Angleterre pour « saboter » des chasses. Ce premier groupe dénommé Association des saboteurs de chasse (Hunt Saboteurs Association) développait alors des formes d'actions directes non violentes : en diffusant par exemple de fausses odeurs pour faire fuir le gibier, en soufflant dans des cors pour tromper les chiens, en s'emparant des animaux pour les mettre en sécurité, etc. Ces quelques dizaines d'activistes réalisèrent ainsi, en dix ans, des centaines d'opération. Une fraction commença cependant bientôt à douter de l'efficacité des moyens 111pacifistes : elle décida, en 1972, de s'engager dans un combat plus violent envers les chasseurs. Ses membres se regroupèrent au sein d'une nouvelle organisation dénommée « groupe de la miséricorde » qui se spécialisa dans la destruction des fusils et des véhicules. Ce groupe élargit peu à peu son champ d'action contre d'autres formes d'exploitation. Il s'en prit notamment aux bateaux de chasse aux phoques, puis aux laboratoires de recherche. Les premières arrestations d'activistes, survenues en 1975, lui permirent de populariser sa cause et de recruter très vite de nouveaux membres dans certains milieux anarchistes. Le Front de Libération Animale (ALF) fut créé ainsi officiellement, en 1976, par Ronnie Lee, il n'existait alors qu'en Grande-Bretagne et s'inspirait de méthodes de l'IRA. Ce passage de l'action illégale, mais non violente, à une action ouvertement violente imposait de changer le style organisationnel : ses habitudes, ses cibles, ses méthodes.
L'ALF n'en aura cependant pas le temps, ni sans doute la culture ou même la volonté. Le succès trop rapide rendit impossible la création d'une structure de commandement unifié et certains groupes étrangers s'emparèrent alors spontanément du sigle (ALF). Les premières actions au Canada datent de 1981 et celles aux États-Unis de 1982. L'ALF implanté depuis dans une vingtaine de pays gagne sans cesse de nouveaux fronts grâce à l'activité de deux canaux autonomes : les groupes de base (dénommés cellules) qui se créent spontanément (ou non) s'affilient, en effet, soit auprès du réseau anglais implanté à Londres, soit auprès du canal américain situé à Willowdale (États-Unis). Ce qui n'était ainsi au départ qu'une division géographique tend à devenir plus « politique ». Des débats très violents opposent désormais les ALF « américaine » et « continentale » principalement dans le choix des cibles, mais aussi dans l'intensité des actions : leur enjeu concerne la possibilité de s'unir ou non à des groupes (jugés) plus réformistes. L'organisation américaine semble en effet beaucoup plus favorable à des compromis. Ce fonctionnement en réseau de réseaux se verra cependant conforté et renforcé après la série d'arrestations qui frappera en 1987 plusieurs activistes britanniques de la première heure, impliqués dans des incendies criminels allumés dans divers grands magasins. Ce fonctionnement souple permet en effet de réduire les conséquences des arrestations : une cellule peut être ainsi identifiée, puis démantelée sans mettre en danger les autres groupes.
L'ALF se heurte cependant au paradoxe de devoir rester une organisation unifiée en l'absence de tout commandement apparent donc sans les moyens habituels du pouvoir. L'intelligence de ses stratèges aura été de dissocier l'aspect humain de la gestion du sigle : les cellules peuvent se constituer librement mais seuls les dépositaires du sigle (les deux « centres ») peuvent identifier (a posteriori) l'action comme conforme aux buts. Il n'y a donc pas effectivement de bureau central, de leader, de journaux, etc. Il n'y a pas plus de statut officiel de membre garantissant des droits dans/sur le groupe. Il existe cependant une ligne politique préétablie ainsi que des moyens standard à utiliser. Il serait cependant un peu rapide d'en conclure au caractère autogestionnaire du réseau. L'ensemble du jeu groupal se trouvant réduit à la gestion centralisée d'un sigle, ce fonctionnement aboutit à priver la base de tout pouvoir réel sur le groupe (sigle). L'ALF reconnaît ou non les actions mais jamais l'autonomie politique de ses cellules : il ne peut y avoir d'ALF-Belge avec une ligne autre que celle de l'ALF-Etats-Unis, etc. Les cellules permettent au sigle d'exister et de fonctionner, mais sans le faire vivre. L'ALF offre donc le modèle d'une organisation ayant évacué toute dimension politique : le pouvoir n'appartient pas davantage à sa branche militaire, mais à son bureau de communication qui n'est pourtant là que pour vérifier la conformité à sa propre charte. L'organisation apparaît ainsi comme complètement déshumanisée, sans âme et sans vie. Elle tente cependant d'accréditer l'idée d'un fonctionnement politique et démocratique : « Le Front de Libération Animale consiste en des petits groupes autonomes d'individus à travers le monde qui accomplissent des actions directes en accord avec les principes de l'ALF. Ces groupes végétariens ou végans qui agissent conformément à ces principes disposent d'un droit de regard sur le Front de Libération animale ».
De quel droit de regard s'agit-il ? Comment s'exerce-t-il ? Sur quoi porte-t-il ?
Ce fonctionnement en réseau nous apprend beaucoup sur le statut de la démocratie au sein d'une société future où le politique serait évacué au profit de la communication : le pouvoir est censé être partout et nulle part, cette ubiquité le rend, en fait, incontrôlable. L'ALF dispose, par ce biais, d'un mécanisme de (ir) responsabilité juridique sur mesure : il peut, en effet, ne jamais reconnaître la paternité des opérations ayant mal tournées. Les affaires criminelles les plus graves restent ainsi de la 113responsabilité des individus. L'activiste de base, déjà sans pouvoir sur l'ALF, se trouve ainsi privé de son identité.
L'ALF utilise expressément la référence à la Jihad, c'est à dire à la « guerre sainte ». Cette analogie doit être prise au sérieux quant à ses diverses implications morales et pratiques. Un guide dédié à « tous les combattants courageux » de l'ALF les assimile à des martyrs : « A cette époque de folie, vous pouvez être considéré comme un terroriste, mais un jour, on vous considérera comme un guerrier désintéressé qui a osé lutter pour la défense de ce qui est un droit. Ce guide n'a pas de copyright : une quelconque reproduction partielle ou totale, sans l'accord exprimé et écrit de ses auteurs serait grandement appréciée. Ce guide n'est fait que pour vous divertir, vous informer et dans votre intérêt général. Il n'a pas l'intention d'encourager les activités qui y sont décrites. Nous n'écrivons que pour vous interpeller. Nous ne rêverons jamais d'encourager quelqu'un à utiliser les méthodes efficacement prouvées, présentées ici, si ce n'était pas pour libérer des êtres innocents des profondeurs de l'enfer, ou pour détruire les instruments utilisés pour les torturer, les mutiler et les massacrer. Nous préférerions de loin que vous restiez assis chez vous à regarder la télévision et que vous restiez indifférents »
Ce guide précise ensuite dans le détail les principales modalités de cette guerre « sainte ». Le principe de prudence doit régir le fonctionnement des cellules et leurs raids : lorsqu'une opération s'avère dangereuse, l'ALF recommande d'abandonner le projet. Chaque activiste captif représente, en effet, une perte irremplaçable pour les animaux. Le guide prescrit toute action représentant un danger potentiel de blessure ou de mort. Cette mesure concerne autant les humains (fussent-ils « ennemis ») que les animaux. Les seules cibles autorisées sont donc des biens propres ou des industries, bref de l'argent. Ce refus de la violence correspond fort bien à sa doctrine en matière de souffrance : l'action directe ne devrait jamais mettre entre parenthèses les valeurs de bonté ou générosité, mais en étendre, bien au contraire, le bénéfice aux animaux (non humains). La frontière est cependant étroite entre la violence acceptable et celle qui ne l'est plus. L'ALF est ainsi parfois obligé de justifier certains écarts par rapport à sa règle d'or : il arrive que certains animaux décèdent après leur « libération » (par accident ou froid, etc). Les activistes expliquent alors que, dans la situation actuelle, seul l'intérêt du grand nombre (d'animaux) compte et que certains sacrifices sont donc parfois nécessaires.
114L'ALF a élaboré une charte officielle permettant d'orienter l'action de ses activistes. Chacun juge ainsi par lui-même si son combat est politiquement correct envers l'ALF. Cette Charte comprend quatre grandes obligations définissant le cadre de sa Jihad :
- Pour libérer des animaux des lieux d'exploitation, par exemple, des entrepôts de fourrure, des laboratoires, des fermes industrielles, etc, et, les placer dans de « bonnes maisons » où ils pourront vivre dans des conditions naturelles et normales et sans souffrance.
- Pour infliger des dommages économiques à ceux qui profitent de la misère et de l'exploitation des animaux.
- Pour révéler l'horreur et les atrocités commises dans le secret sur des animaux en procédant à des actions directes non violentes et à des libérations.
- En prenant toutes les précautions nécessaires pour ne blesser aucun animal, humain ou non (...) L'ALF ne pardonne d'aucune façon la violence (...) Toute action impliquant de la violence n'est pas, par cette définition, une action de l'ALF, et toute personne impliquée, n'est pas membre de l'ALF.
Interview de Robin Webb (porte-parole de l'ALF en Angleterre)« Il n'y a pas de « bureau central ». Moi, je n'agis que comme porte-parole, je suis contacté anonymement. La manière dont l'ALF a commencé il y a 25 ans en Grande-Bretagne repose uniquement sur la politique suivante : primo, nous sauvons des animaux en souffrance (même quand cette souffrance est légale). Donc, aux yeux de la loi, les animaux sont volés. Secondo, le sabotage économique, quand des propriétés ou de l'équipement sont détruits ou endommagés, a pour but de rendre antiéconomiques les abus envers les animaux. Tertio, la vie, quelle qu'elle soit (humains ou animaux) ne doit jamais être menacée ou mise en danger. En conséquence, personne ne se connaît, n'importe qui peut entreprendre une action qui entre dans ce cadre, puis revendiquer l'action auprès de l'ALF. Il n'y a pas d'organisation en tant que telle. Stricto sensu, un membre de l'ALF n'est un membre de l'ALF qu'au moment où il réalise une action de l'ALF (...) les seules personnes qui ont été contraintes de sacrifier une vie, quand les horreurs commises à l'égard des animaux étaient insupportables, sont celles qui se sont suicidées. Plusieurs personnes de l'ALF se sont ainsi donné la mort lors d'action, mais aucun abuseur d'animaux n'a jamais été sérieusement blessé par l'ALF » (Interview réalisé par Alain Lallemand, journaliste au Soir, 10 septembre 1998) |
L'ALF n'est pas une organisation clandestine classique mais un réseau de réseaux. Le cloisonnement entre ses cellules est maximal pour réduire les risques d'arrestation : les membres d'un groupe ne connaissent pas ceux des autres aux effectifs toujours réduits. Les cellules, de six membres maximum, sont identifiées par leur nom, souvent celui d'un animal (ex : « coq rouge »).
L'expert du service de renseignement Canadien s'est intéressé aux liaisons entre cellules. Les contacts s'établiraient, selon lui, directement ou par Internet ou des revues comme Arkangel qui donne « tout un éventail d'informations qui vont des descriptions d'actions récentes aux moyens de faire des dommages, du vandalisme et du sabotage, en passant par les adresses des cibles - médecins, scientifiques, laboratoires de recherche - et des nouvelles d'activistes emprisonnés (ou) The Militant Vegan (qui) rapporte les interventions du FLA au Canada et aux États-Unis ainsi que le nom et l'emplacement des cibles atteintes et les tactiques employées » (Davidson Smith, rapport, 1998).
L'expert canadien note aussi que les activistes de l'ALF se côtoient au sein des grandes organisations animalières, il explique que certains se seraient même emparés de la Société Protectrice des Animaux de Toronto afin d'obtenir d'importantes sommes. Il soutient, par ailleurs, que l'ALF bénéficierait de l'appui, depuis les États-Unis, de la multinationale nommée « Personnes pour le Traitement Ethique des Animaux » (PETA) : « ce groupe est particulièrement habile à attirer des partisans bien en vue et à recueillir de grosses sommes d'argent. Ce groupe a souvent annoncé les actions du FLA, publiant des communiqués presque immédiatement après la perpétration de certains incidents, ce qui montre qu'il en était au moins informé à l'avance, sinon complice. Il (PETA) a mis récemment sur pied des sections au Canada et en Europe (sous d'autres noms, ndlr) ».
Nous n'avons pu vérifier cette affirmation, mais il est vrai que PETA subventionne parfois d'autres groupes comme les publicités d'une revue antispéciste « radicale ». Certains activistes appartiennent aux réseaux punks, anarchistes, féministes, végans, etc. L'ALF collabore aux États-Unis et au Canada avec les écoterroristes d'« Earth First ! ». Nous avons pour notre part établi des connexions entre certains membres d'ALF et des activistes du Mouvement pour l'Extinction Volontaire de l'Espèce Humaine, de l'Eglise d'Euthanasia et du Front de Libération de 116Gaia (infra). Il faut aussi noter la présence de plus en plus importante de militants écosophes c'est à dire convaincus que la Terre (Gaia) serait en soi une créature vivante, dotée d'un esprit. L'intégrisme se nourrit ici directement aux sources d'un obscurantisme religieux.
Les cellules de l'ALF ont été déstabilisées par les séries d'arrestation des années 1990. Certains activistes de la première génération connaissent, en outre, une crise militante. Le potentiel terroriste reste cependant intact grâce à une surenchère dans les moyens et aussi à l'internationalisation de l'organisation (Europe du Nord et Centrale notamment). Les stratèges de l'ALF sont devenus enfin des experts dans le maniement d'Internet : ils tentent ainsi, par son biais, de susciter et de fédérer un véritable réseau planétaire. Ils enrichissent, pour cela, sans cesse leur site et lancent des journées d'action via Internet : le 15 janvier 1999 fut ainsi une journée mondiale de protestation contre la vivisection et en mémoire des animaux emprisonnés, torturés et tués dans les laboratoires. Un millier d'activistes internautes végans en provenance de douze pays y auraient participé.
L'éco-terrorisme paie. Il suffit pour s'en convaincre de relire ces quelques lignes : « nombre de petites entreprises et d'installations de recherche scientifiques et commerciales ont dû fermer boutique en raison des primes d'assurance prohibitives, des infrastructures de sécurité coûteuses, des dommages aux immeubles et au matériel, des pertes de revenu, de la publicité négative et de la destruction de dossiers représentant des années de recherche. Des activistes se sont ainsi vantés de pouvoir causer pour au moins 60 000 dollars de dommages en une seule semaine, simplement en fracassant des vitrines » (expert du service de renseignement canadien).
L'efficacité de l'éco-terrorisme s'explique aussi par l'extrême fragilité de ses cibles : les activistes de l'ALF sabotent en effet exclusivement des biens de grandes entreprises. Ils n'ont donc pas comme adversaires des représentants de la puissance publique, des États, mais des sociétés qui présentent une extrême fragilité face aux réactions du marché. Ce dernier se moque en effet de la valeur d'une idéologie, seuls comptent les dividendes. Le retour sur investissement doit être le plus rapide possible et ne peut tenir compte de la nécessité de combattre l'ALF, 117bref si les affaires ne sont pas bonnes, il faut mieux en changer ! L'effondrement des Etats-Nations et par extension de la médiation politique ne pourront ainsi qu'accroître à terme la fragilité au terrorisme et, de ce fait, que l'encourager. Les États, seuls, ont en effet la capacité de supporter une pression et des chantages terroristes. Les entreprises visées par l'ALF abandonnent souvent très vite leurs activités litigieuses : quasi-disparition des magasins de fourrure à Londres, transformation des élevages, etc. Le fait qu'un groupe ultra minoritaire puisse ainsi imposer ses vues par la force constitue en soi un vrai problème, indépendamment de la légitimité même de sa cause.
Le site ALF « A travers le monde » recense les raids, pays par pays, année par année. Ces opérations concernent 22 pays et proviennent d'une dizaine d'organisations extrémistes. Certains raids datent de 1976, mais l'essentiel des opérations est postérieur à 1990. Les pays les plus touchés sont la Grande-Bretagne, le Canada, les États-Unis, puis, de plus en plus, l'Australie, l'Irlande, la Belgique et la Suède. On trouve également plus récemment la Pologne, l'Allemagne, la Finlande, le Danemark, le Brésil, la Grèce. L'Espagne et la France font figure de pays neufs malgré quelques tentatives actuelles. Nous tenterons de comprendre pourquoi l'antispécisme est moins développé en Europe.
118Chapitre 2
L'antispécisme est né en Angleterre. On peut schématiquement opposer une Europe du Nord proche du modèle anglo-saxon assez favorable à son expansion à une Europe du Sud (latine) beaucoup moins réceptive. Ce constat nous invite à questionner les fondements culturels différents de ces peuples.
L'Europe radicale a découvert l'antispécisme durant l'été 1997 en Espagne. Les Rencontres Intergalactiques contre l'ultra libéralisme ont donné lieu, en effet, à un affrontement violent entre antifascistes humanistes et antispécistes antihumanistes (sic). Nous reproduisons ci-dessous la version des faits donnée par le noyau antispéciste : « Les jours précédents (...) la sous-table "spécisme et libération animale" (...) avait produit une motion d'une radicalité inespérée (...) Nous savions que l'antispécisme ne remporte pas l'adhésion de toutes et provoque même parfois une franche hostilité. Nous subodorions aussi, à tort ou à raison, une certaine résistance à l'antispécisme de la part de l'organisation de la rencontre, en particulier, nous avions à l'esprit la manière pour le moins bizarre avec laquelle, quelques jours plus tôt, on nous avait interdit, pour des motifs "de temps", de lire à la tribune un bref mais important communiqué technique concernant la table antispéciste (...) nous étions donc un peu tendues dans l'attente de la lecture de la motion antispéciste, mais l'attaque allait venir d'une autre direction et s'avérer bien plus violente que nous l'avions imaginé (...) Commencèrent cependant à défiler devant notre table de presse, par vagues successives, des personnes, principalement militantes "antifascistes" allemandes, qui exigeaient que nous ôtions toute publication faisant référence à Singer, lequel, disaient-elles, est un "fasciste" (...) Un de ces "antifascistes", par exemple, s'avança vers nous sans saluer, posa les deux mains à plat sur la table, et entama son interrogatoire policier : "Est-ce que pour vous les humains et les animaux sont égaux ? Est-ce que pour vous, il faut 119tuer tous les handicapés à la naissance ?" (...) Entre-temps, nous avions appris que la motion antispéciste n'allait pas être lue à la tribune (...) Nous eûmes vent de l'intention d'Andréas (un handicapé) de monter à la tribune pour parler contre nous. David (un responsable du courant antispéciste) comprit qu'Andréas, devant deux milles personnes, était en train de nous traiter de "fascistes", parce que diffusant les écrits du "fasciste" Peter Singer (...) David monta à la tribune et parvient sans peine à s'asseoir à la place d'Andréas (...) mais dès qu'il voulut parler, on lui coupa le micro (...) devant les tribunes, la masse des "antifascistes" exprimait sa haine, hurlant, sifflant, menaçant et lançant divers objets sur David : une bonne partie de la foule, qui, encore moins que les amies d'Andréas, savait quelque chose de l'affaire, faisait chorus, il suffisait qu'on lui ait désigné l'ennemi : le Mal était là devant elle, enfin, en chair et en os, la purge stalinienne pouvait commencer (...) En fin de compte, Yves (autre dirigeant antispéciste) put monter à la tribune. Il ne put dire un mot sans être couvert par les sifflets. Le micro fut coupé au bout de quelques secondes (...) Nous avons décidé de partir le soir même par dégoût et par crainte de ce qui pourrait arriver si nous dormions au camping (...) Nous demandons que les personnes qui les connaissent nous communiquent les noms de nos agresseurs et agresseuses (...) Nous demandons à avoir copie de ces enregistrements, notamment pour nous rendre compte de ce que les activistes "antifascistes" ont affirmé (...) La gauche a un sale passé de fanatisme et de suivisme derrière elle qui a fait de part le monde des dizaines de millions de mortes (humaines) (...) La gauche doit sortir enfin de la barbarie patriarcale que les rapports politiques de pouvoir instituent en son sein » (comité La manipulation verbale, Lyon).
Le récit de cette « agression » est révélateur de la façon dont les clivages s'instituent. La question antispécisme représente effectivement de part et d'autre un point de rupture : les adversaires s'accordent non seulement sur les termes mêmes de leur désaccord en reconnaissant que l'enjeu essentiel est la question de l'humanisme, mais ils se renvoient ensuite les mêmes accusations se qualifiant mutuellement de « fascistes », de fanatiques.
La Belgique constitue un bon analyseur de la situation européenne dans la mesure où elle se situe à la frontière de deux traditions : la culture flamande et la culture wallonne. Or, cette division rejaillit sur la réceptivité aux mouvements antispécistes.
- Anvers (25 avril 1998) : opération revendiquée par l'ALF.
Neuf véhicules endommagés, vitrines cassées, slogans peints sur des murs.
- Belgameat (Ier mai 1998) : opération revendiquée par l'ALF.
Incendie criminel contre un camion, destruction d'une chambre-froide.
- Konitch (juillet 1998) : opération revendiquée par l'ALF.
Tentative d'incendie criminel contre un fast-food, peu de dégâts.
- Merksem (6 août 1998) : opération revendiquée par l'ALF.
Incendie criminel contre MacDonald's.
- Anvers (29 août 1998) : opération revendiquée par l'ALF.
Destruction par incendie du McDo, 35 à 50 millions de dégâts.
etc.
L'ALF est implanté en Flandres depuis avril 1998. Il a revendiqué des attentats contre des fast-food et la destruction de véhicules et bâtiments liés au commerce de la viande. Il a frappé simultanément dans diverses villes : Kontich, Berchem, Borsbeek, Puurs. L'attentat contre le McDo de Puurs (29 août 1998) a causé 35 à 50 millions de dégâts. D'autres fast-food implantés en Flandres : Merksem, Bredabaan, Ixelles, Berchem, Liège ont connu un sort équivalent. Les Services de police et la Magistrature belges prennent la menace très au sérieux et tentent déjà d'identifier les circuits financiers de l'ALF. Ils enquêteraient, selon Alain Lallemand, journaliste au Soir, sur les connexions possibles entre l'ALF-Belge et la grande organisation animaliste américaine PETA. La Télévision belge a consacré, en janvier 1999, un émission spéciale à l'éco-terrorisme. Adversaires et partisans de l'antispécisme et de la violence se sont affrontés durement. Le magistrat national, André Vandoren, en charge du dossier de l'éco-terrorisme a tout d'abord dressé, devant les téléspectateurs, un tableau particulièrement alarmiste. Le journaliste du Soir Alain Lallemand (auquel nous devons d'excellents articles sur l'ALF-Belgique) a exposé les méthodes et les buts de la cellule ALF fondée en Flandres. Un député vert a invité à créer des mouvements humanistes contre les fous de l'ALF. Nous avons, pour notre part, exposé en quoi cette nébuleuse 121tente actuellement d'instrumentaliser certains combats (McDo, etc) au profit de leur antihumanisme théorique et pratique.
Cette organisation ne doit pas être confondue avec la mouvance Gaia (pour la « Terre ») ou le Front pour la Libération de Gaia. Le Groupe d'Action dans l'Intérêt des Animaux (GAIA) créé en 1992 est basé à Bruxelles : il occupe cependant une grande place au sein du mouvement antispéciste international. Il propage la philosophie antispéciste de Singer et Regan mais aussi la déclaration des droits des animaux proclamés à Washington le 10 juin 1990 (Lors de la marche For The Animals) : « Tous les êtres vivants dotés de sentiments et de désirs ont le droit de jouir d'un traitement équitable qui répond à leur bien-être et à leurs besoins vitaux. Tous les êtres vivants éprouvant des sentiments et des désirs ont le droit de vivre dans les meilleures conditions possibles, en harmonie avec leur nature, à l'abri de la maltraitance et de l'exploitation, de l'emprisonnement et de la torture, que ce soit au nom de la science, de l'alimentation, de la tradition, du spectacle ou de l'amusement » (Extrait de La cause de GAIA).
GAIA a connu très vite divers succès dans le domaine des jeux :
1993 : interdiction des courses de chevaux dans les rues de Sint-Eloois-Winkel.
1994 : procès pour sévices envers les animaux (poussins asphyxiés lors de jeux).
1995 : interdiction de la vente de chiens et chats sur les marchés et dans les rues.
1995 : campagne contre les (mauvais) zoos privés.
GAIA développe également des campagnes permanentes contre la consommation de foie gras, les élevages intensifs, le port de fourrures, les laboratoires de recherche, etc. Ses actions contre les abattages rituels à domicile sont exemptes de tout relent raciste. GAIA milite aussi pour une alimentation végétarienne, mais sans agressivité ni violence : ainsi, le 16 mars 1999, une délégation offre, au Ministre belge de l'agriculture, un gâteau géant fabriqué avec des oeufs de « poules heureuses » pour dénoncer les cages de batterie. Leur combat se veut « médiagénique » c'est à dire symbolique et éducatif. Sa ferme des droits des animaux leur permet de finir leurs jours en toute quiétude.
122GAIA condamne fermement les actes criminels de l'ALF au nom de la non-violence : « Le Groupe d'Action dans l'Intérêt des Animaux GAIA condamne les attentats contre des restaurants de McDonalds et de Quick en Flandres qui ont été revendiqués par l'ALF. Même s'il est vrai que McDonald's contribue en grande partie à la souffrance animale et qu'il est parfaitement légitime de le dénoncer, le but - moins de souffrance et de misère animale - ne justifie pas pour autant tous les moyens (...). Nous ne croyons pas que la défense des droits des animaux est servie en combattant cette violence par la violence » (Déclaration de GAIA, O9 septembre 1998).
Ce refus de la violence est à mettre au crédit du président national de GAIA, lui même victime, en 1998, d'une agression brutale de la part de certains marchands de bestiaux. GAIA s'entête cependant à refuser de qualifier l'ALF d'organisation de type terroriste. Pourquoi ne pas tirer toutes les leçons qui s'imposent face à cette nouvelle menace ? La réponse virulente de Michel Vandenbosch, Président-fondateur de GAIA, à nos propos, alors que nous évoquions, lors de l'émission de la TV belge, le caractère profondément régressif de la pensée de Singer montre le chemin qui reste à parcourir pour reconnaître qu'un certain antispéciste porte en lui des germes dangereux pour tout humanisme : soit, en effet, l'antispécisme version « ALF » est correct au regard de la doctrine de Singer et l'antispécisme ne peut être exonéré aussi facilement de sa responsabilité morale, soit les thèses de l'ALF sont contraires à celles des « singeriens » et il faut alors les combattre. Il ne suffit pas de condamner les effets (la violence) sans condamner ce qui les motive. Le refus de qualifier l'ALF de crypto-terroriste est symptomatique du malaise profond que fait naître l'idéologie antispéciste en brouillant largement les catégories de pensée. Il est certes préférable que Peter Singer et GAIA aient condamné les « raids » de l'ALF, mais la question reste posée de savoir si cette violence est une simple maladie infantile d'une idéologie innocente, ou, si elle exprime la logique même d'un paradigme régressif. L'ALF n'est pas un cancer sur un corps sain mais son expression la plus authentique : tout antispécisme régressif alimente une violence en phase avec celle du monde actuel. Il est donc important que des groupes animalistes se démarquent aujourd'hui de ces dogmes nourrissant des dérives perverses, ainsi, en est-il, par exemple, des théories de Singer, telles qu'elles apparaissent dans son ouvrage Questions d'éthique pratique. Les Cahiers antispécistes dénonce d'ailleurs en GAIA une organisation réformiste du même type qu'Aequalis Animal ou les groupes anglo-saxons 123qui noient les exigences de l'antispécisme dans un fatras d'environnementalisme et de sentimentalisme (Cahiers antispécistes, décembre 1996).
Les progrès du mouvement antispéciste sont relativement importants en France. Il y présente cependant un caractère particulier qui bloquent l'essor d'un activisme violent. Le mouvement antispéciste français semble en effet trop politisé et divisé pour cela. Son idéologie gagne en revanche du terrain au sein des organisations les plus radicales au point que la position « végane » est devenue un indice fort de radicalité idéologique. Des groupes écolos organisent ainsi des repas exclusivement végans lors de fêtes. La France n'est cependant pas exempte d'actions illégales menées au nom de l'intérêt des animaux :
- vol de chats en 1976 dans un laboratoire du CNRS situé à Gif-sur-Yvette, action revendiquée par le groupe dénommé « les amis des animaux » dans le but de protester contre les expérimentations, les chats seront exposés dans les locaux d'un journal ;
- incendies de 11 boucheries à Lyon, l'auteur est condamné à la prison en 1992 ;
- raid contre l'INSA à Lyon, vol d'animaux de laboratoires, etc.
L'antispécisme n'est pas né en France dans les milieux animalistes mais radicaux. Il a pour cette raison une tonalité politique et théorique beaucoup plus forte et plus "pure." Il parvient, de ce fait, à attirer à lui beaucoup de penseurs qui présentent des versions soft. Il serait, à cet égard, très instructif d'analyser leur production littéraire depuis cinq ans. L'antispécisme pénètre en revanche plus difficilement les milieux de la défense animale.
L'antispécisme présente, en France, deux grandes filiations idéologiques :
« Que serait une société qui ne nous présenterait rien que la traduction en pratique ou l'application d'une science, lors même que cette science serait la plus parfaite et la plus complète du monde ? Une misère » (Michel Bakounine).
124L'antispécisme a fortement pénétré le milieu libertaire qu'on qualifiera d'« autonome ». Il est né au sein du mouvement anarcho-punk implanté dans certains grands squats. Cette dérive a été condamnée sans réserve par des groupes comme la fédération anarchiste. Anars et « antifascistes » ont donc été les premiers à avoir saisi et dénoncé ses dangers. L'antispécisme fonctionne désormais au sein du mouvement libertaire européen comme un facteur plutôt favorable au courant libéral-libertaire (anarchisme individualiste), mouvement typiquement anglo-saxon et traditionnellement absent en Europe Latine. Le groupe des Cahiers antispécistes représente donc un enjeu théorique important. Il s'agit probablement d'une des visions les plus cohérentes de l'antispécisme radical. Il pointe de vraies questions comme celles de ses rapports avec l'humanisme ou l'écologie. David Olivier sera ainsi l'un des principaux promoteurs de Peter Singer lors de son passage en France à l'occasion de la sortie de son livre La libération animale (Grasset). Ce « réseau » initialement lyonnais étend désormais son influence dans toute l'Europe : il a le mérite de tirer les conclusions ultimes des prémisses communs à tout antispéciste. Ce n'est donc pas par hasard qu'Arkangel, présenté comme proche de l'ALF, a accepté de publier en 1996 un texte sur l'avortement de David Olivier (théoricien « lyonnais »). Les Cahiers protesteront cependant contre les modifications apportées au manuscrit pour ne pas heurter trop fortement les points de vue « pro-life » de nombreux activistes : « C'est que de nombreux/ses militant "e" s de libération animale sont pro-life, c'est-à-dire luttent pour le "respect de toute vie", y compris celle des foetus (...) le courant pro-life "hardline" s'oppose à la fois à la consommation de viande et à l'avortement, à l'homosexualité... Arkangel refuse désormais de prendre position sur la présence de l'extrême-droite au sein du mouvement "pour ne pas le diviser". Nous pensons au contraire qu'une ligne éthique et politique claire est une nécessité pour l'égalité animale. Depuis un moment déjà l'ALF britannique, par exemple, parle de moins en moins du massacre des "animaux de boucherie" et de plus en plus des espèces menacées, des animaux sauvages, de la chasse, etc. Le naturalisme y est peu critiqué, beaucoup de militant "e" s s'y vautrant. Que cet écologisme en fin de compte sert un apolitisme réactionnaire, c'est ce que semblent confirmer les nouvelles ci-dessus. Les britanniques ont mis l'accent sur l'action directe de sabotage et de sauvetage d'animaux, au détriment d'une critique idéologique visant un changement profond de nos modèles culturels, impliquant une certaine conscience de ce qu'est le spécisme et de la façon dont nous-mêmes tendons à le reproduire. Sur 125le terrain de la viande, en l'absence de volonté politique claire, de nombreuses/x militant "e" s britanniques n'hésitent pas à utiliser, massivement, depuis des années, les arguments du type "santé" ou "caractère non naturel de la viande". Ils et elles ont crié "on vous l'avais bien dit" quand a éclaté l'affaire de l'ESB ("vache folle"), développant à qui mieux-mieux le thème de "la viande qui empoisonne" Au nom d'une efficacité à court terme. Quelle efficacité ? Le résultat, le voici : la forte réduction de consommation de boeuf s'est reportée sur la consommation de poulets. Chaque poulet étant bien plus petit qu'un boeuf, le nombre d'animaux élevés et tués a largement augmenté. Et il n'y a pas que les poulets qui ont pâti de l'ESB : cochons, poissons, lapins... Ainsi, si les gens fuient la viande au nom de leur santé, du point de vue de la souffrance et de la mort imposées aux non-humains, le résultat est souvent pire. Belle efficacité de la réactionnaire démagogie naturalo-hygiéniste ! » (Cahiers antispécistes, avril 1998)
Les Cahiers parlent donc peu des groupes crypto-terroristes, préférant développer une critique acerbe des fondements même de l'humanisme et des valeurs qui y sont liées. Ce chercheur à l'université de Lyon tenait pourtant en juin 1993 des propos qui méritent encore d'être cités, tant ils trahissent une véritable confusion idéologique : « En Angleterre et en Amérique du Nord, il y a de puissants mouvements anti-vivisection, il y a l'ALF, des commandos anti-vivisection. La presse alternative française s'en désintéresse complètement. Un petit mouvement semble pourtant se développer en France ; le FLA, ça existe, le commando qui a libéré récemment des chiens à l'INSA de Lyon aussi. La souffrance que l'homme inflige aux autres animaux (...) je suis contre, même quand elle apporte un bénéfice réel à l'homme. Si on me démontrait qu'en sacrifiant un chat on pourrait sauver des millions de gens du Sida, j'hésiterais sans doute : mais ce n'est pas ainsi que se pose le problème (...) Si ceux-ci veulent tel médicament anticancéreux, pourquoi serait-il anormal qu'ils prennent le risque de le tester sur eux-mêmes ? Si les humains sont suffisamment motivés dans leur désir d'un sucrant artificiel pour leurs boissons gazeuses, pourquoi ne risqueraient-ils pas un peu leur santé ou leur peau pour cela ? Au lieu de condamner à la mort et à la souffrance des rats qui n'ont, eux, à priori, aucune envie de se gaver de cyclamates (...) On l'aura peut-être compris : je mets sur le même plan la vie d'un humain et celle d'un autre animal. La vie humaine, pour moi, n'a rien de particulièrement sacré, pas plus en tout cas que le plaisir de boire une boisson gazeuse (...) La "Nouvelle droite" française a eu peu de mal à apparaître comme la championne de la liberté de pensée, face à la quantité de hochets auxquels s'attachent frileusement les gens de "gauche". Au révisionnisme, on répond par une tentative d'interdiction 126d'examiner contradictoirement l'histoire ; à la torture par les droits de l'homme, au viol par les assises. A la vivisection certains répondent par les "droits des animaux", notion absurde, non seulement parce que l'idée de droit me parait elle-même absurde (...) La fin du capitalisme, une société égalitaire, conviviale, même peuplée uniquement de végétariens, cela ressort pour moi de la révolution de palais dans le règne animal tant qu'il y aura des lièvres tués par des renards (...) Personne n'a songé à évacuer les lapins autour de Tchernobyl, condamnés à une mort très pénible. "L'être humain d'abord" disent les écologistes, les pouvoirs publics, presque tout le monde. En Angleterre, cela a reçu un nom : c'est du "spécisme", comme "racisme" ou "sexisme" » (D. Olivier, Cahiers antispécistes lyonnais, juin 1993, pp. 11-12)
L'antispécisme se veut l'allier naturel de certaines éco-féministes : il existerait, selon elles, une relation très forte entre le sexisme et le spécisme. L'exploitation des femmes par les hommes serait, en effet, la conséquence de celle des animaux par les humains. La domination la plus ancienne - celle des animaux par les humains - permettrait de comprendre le mécanisme de domination et on pourrait alors, en combattant cette domination originelle, vaincre toutes les formes (dérivées ?) de domination (race, âge). Luc Ferry dénonçait dans Le nouvel ordre écologique la rencontre de l'extrême-droite et de l'extrême-gauche sous le mot d'ordre de « resingulariser les modes de vie ». L'heure est, pensons-nous, davantage à prôner l'indifférenciation et l'unidimensionnalité.
L. Battaglia a consacré ainsi un long article à démontrer que l'écoféminisme, en remettant en cause le rapport patriarcal traditionnel, sape le couple Humanité/nature et s'attaque de ce fait à nos comportements de domination envers les autres animaux. Il poursuit en écrivant qu'il existe donc un lien très fort entre féminisme et animalisme puisque tous deux sont des mouvements de libération (Cahiers du GRIF, 1996). Carol Adams systématisa plus encore dans son ouvrage ce rapprochement (non métaphorique) entre les formes d'oppression subies par les animaux et par les femmes. La situation a donc évolué depuis la parution de l'ouvrage de Ferry puisque ce dernier pouvait encore dissocier l'anthropocentrisme antispéciste et l'androcentrisme féministe. La doctrine éco-féministe a donc été largement « digérée » par la doctrine antispéciste.
127L'éco-féminisme végan est devenu ainsi beaucoup plus libéral-libertaire qu'écologiste. Cette mouvance anarcho-féministe gagne du terrain au sein des milieux radicaux. Certaines rejettent l'allaitement maternel cause d'une aliénation des femmes-mères et militent pour la substitution du lait de soja aux laits maternisés (position végane). D'autres prônent le refus de la procréation « naturelle » puisque rien en soi n'est naturel et que le fait de porter les enfants contribuerait fortement à la domination des femmes. Elles repoussent bien sûr la solution spéciste qui consisterait à faire porter les foetus par des animaux (truies) pour revendiquer la généralisation des utérus machiniques c'est à dire de « machines » (bocaux) assurant la gestation des enfants jusqu'à leur naissance. Certaines proposent d'en faire une activité commerciale au même titre qu'une autre. Cette position peut parfois coïncider avec une attitude de refus des naissances : les humains ne sont-ils pas déjà trop nombreux ? Ne nuisent-ils pas aux autres animaux ? Ne sont-ils pas un cancer ?
Le mouvement antispéciste français travaille de l'intérieur d'autres réseaux comme certains comités Chiapas, Ras l'Front, mouvements féministes, libertaires ou étudiants. Sa logique se veut à toute épreuve puisqu'il se porte en apparence systématiquement à la défense de toutes les minorités : femmes, homosexuels, immigrés, enfants, animaux, etc. Certains n'ont pas hésité ainsi à trouver les monvements anti-sectes plus dangereux que les sectes. Ce type de discours prend aisément car il bénéficie de la confusion actuelle des idées. Il joue aussi sur la culpabilisation de militants soucieux d'être toujours plus radicaux. Nous serions par exemple pour la domination des enfants parce que nous combattons la pédophilie. La question fondamentale reste pourtant de savoir si cette « libération » des enfants peut être de même nature que celle des minorités : forment-ils en effet déjà une minorité ? L'antispéciste joue un jeu dangereux en sapant l'un des derniers remparts à la déshumanisation. Il agit soit en pensant qu'il est préférable de jeter le bébé (humaniste) avec l'eau du bain, soit de façon plus perverse en sollicitant un dialogue entre idéologies antagonistes. Il est de ce point de vue très proche de la démarche de certains rouges-bruns (nazis-maoistes). Cet antispécisme joue en effet à fond le registre de la confusion des valeurs et des idéaux.
L'antispécisme est largement structuré en Italie autour de la revue Etica & Animali. Le premier numéro est paru en avril 1998 sous la direction notamment de Paola Cavalieri. Il souhaite populariser en Italie les thèses anglo-saxonnes sur la « libération animale ». Il relaie pour cela des actions contre le port de fourrures ou les tests de produits cosmétiques mais en analysant chacun de ces actes d'un point de vue soi disant « féministe » : « Le féminisme récent a aiguisé ses armes dans la discussion bioéthique sur l'avortement et se base en outre sur d'importantes prises de position éthiques comme le refus d'une vision hiérarchique et dualiste de la communauté morale et la mise en valeur de notions comme celles de soin (care) et de responsabilité par opposition aux normes abstraites et universelles du monde de l'éthique masculine (...) le féminisme radical rencontrât un autre mouvement politique qui doit beaucoup à la réflexion en éthique pratique : le mouvement de libération animale. Née d'un raffinement de l'idée d'égalité et dorénavant enracinée dans les zones de tradition anglosaxonne (...) la rencontre entre les deux mouvements ne vient cependant pas seulement de raisons contingentes : la remise en question de ce que Harriet Taylor au siècle dernier définissait comme la "distinction dégradante" unit en un sens profond la lutte pour les droits des femmes et la lutte pour les droits des animaux » (Cahiers antispécistes, septembre 1998).
129Chapitre 3
L'ALF ne dispose pas de camps d'entraînement pour ses futurs commandos. Il a donc conçu de véritables guides techniques décrivant les opérations clandestines possibles. Le premier raid est toujours risqué : il convient donc de commencer « assez petit ». L'objectif est de familiariser l'activiste avec l'action clandestine afin de lui faire acquérir les réflexes techniques et psychiques pour avoir les bons comportements au moment voulu. La progressivité de l'engagement clandestin est la condition de son succès et de sa durée. L'action directe va de l'inscription de slogans aux incendies et aux lettres piégées. Elle est pensée comme progressive et constitue donc, de son point de vue, un tout : l'argument qui consiste à approuver les formes mineures de sabotage (serrures collées) pour ne réprouver que les incendies criminels oublie l'existence de ce plan d'ensemble. Cette stratégie exige un savoir faire, des financements et un potentiel militant important. L'objectif de ALF n'est pas de faire des actions symboliques mais, de frapper directement sur le plan économique les acteurs de la « misère animale ».
Les opérations les plus simples ne sont pas à négliger car elles causent des dommages élevés et parce qu'elles remplissent aussi des fonctions d'entraînement et de sélection : « Commencez par coller des serrures ou par vaporiser de la peinture (...) Vous devez décider quel genre d'établissement vous voulez viser : un magasin de fourrure, une boucherie, une ferme industrielle, des abattoirs ou peut-être un fast-food (...) Une fois que vous avez commencé et que vous savez ce que vous faites, frappez fort (...) Après avoir sélectionné votre cible, familiarisez vous avec elle, vous étudierez la carte routière et vous découvrirez la zone environnante. Vous devez d'abord visiter le lieu de jour. Garez vous loin dans un lieu non suspect, tel que le parking d'un grand magasin ou le bas côté d'une route passagère. Approchez-vous à pied et allez aussi près que possible de la cible. Observez bien attentivement les alentours (...) une fois retourné à votre voiture, dessinez une carte en y incluant tout ce dont vous vous 130souvenez (...) Ensuite, retournez sur les lieux (...) cette fois de nuit. (Vous devez) opérer comme le jour de l'action (...) de sorte que vous puissiez en même temps évaluer l'efficacité de la sécurité (...) Envisagez toujours un plan au cas où cela tournerait mal. Sachez que faire si vous entrez en contact avec un agent de la sécurité » (document ALF).
Le choix des actions clandestines varie selon la cible, la période et les motivations. Il existe incontestablement des phénomènes d'imitation et de transferts entre cellules. Les stratèges de l'ALF orientent aussi les raids en fonction de l'actualité internationale : les raids antiMcDo, autrefois inexistants, comptent désormais parmi les plus nombreux. Le procès anglais entre la compagnie et deux militants a favorisé ainsi l'émergence d'un mouvement antiMcDo que certains antispécistes voudraient instrumentaliser : il s'agit pour eux de lutter contre les fast-food parce qu'ils favorisent l'alimentation carnée. Le choix du type d'action dépend aussi de la compétence des activistes locaux : un commando sachant réaliser tel sabotage le renouvelle tant qu'il ne maîtrise rien d'autre. L'Autriche eut sa période de destruction de serrures, le Canada ses nuits bleues, etc. Le choix dépend aussi des mesures de protection prises localement par certains industriels : il est devenu difficile de réaliser des raids aux États-Unis contre des grands laboratoires. Les services de renseignements surveillent plus attentivement ces groupes : « Les laboratoires de recherche rattachés aux écoles et aux cliniques médicales et vétérinaires et ceux qui font des essais de produits cosmétiques et alimentaires sont des cibles privilégiées : "libération" d'animaux, destruction de matériel et de dossiers valent des centaines de milliers de dollars et harcèlement de chercheurs au moyen de graffitis et de lettres haineuses. Au Royaume-Uni, des activistes ont distribué des pamphlets à l'école que fréquentaient les enfants d'un scientifique. Au canada, le domicile d'un scientifique a été vandalisé pour commémorer la Journée mondiale des animaux de laboratoire. Boucheries, poissonneries, abattoirs, entreprises de production de poulets et d'oeufs, chenils, élevages de visons et de renards, boutiques de fourreurs et même restaurants-minutes figurent aussi parmi les cibles » (extrait d'un rapport, revue du service canadien de renseignement)
Les experts internationaux discutent de l'efficacité des diverses mesures répressives. Les États-Unis font figure d'exemple en raison de la diminution des grands attentats depuis l'adoption le 26 août 1992 d'une loi prévoyant des peines de prison pouvant aller jusqu'à un an pour des opérations de sabotage des entreprises animalières. Cette mesure concerne uniquement les raids ayant causé des dommages supérieurs à 10 000 dollars. Les peines peuvent aller jusqu'à dix ans, voire à vie, en cas de blessure ou de mort. Cette loi répressive semble efficace puisque les derniers grands raids datent de 1993. Il convient cependant de nuancer ce jugement car l'ALF a en fait modifié ses actions : il multiplie désormais les opérations mineures donc peu réprimées et moins risquées. Il invente aussi d'autres formes de terrorisme comme le sabotage (par virus) informatique. Il exporte enfin ses militants et ses cibles vers des pays moins répressifs et accessibles. Le Canada est devenu ainsi la cible privilégiée de ces commandos nord-américains : les activistes bénéficient en cas d'arrestation d'une assistance juridique efficace et leur caution est payée pour qu'ils puissent rentrer immédiatement aux États-Unis. L'ALF échappe ainsi à la rigueur de la loi répressive et contourne les mesures de sécurité. Les États-Unis sont donc parvenus à exporter vers d'autres pays cette forme de terrorisme.
Un commando de cinq nord-américains s'est introduit le jour de Pâques 1997 dans une grande ferme d'élevage de visons située à proximité de Blenheim (Ontario). Les activistes armés de cisailles, de pinces coupantes et de peinture ont systématiquement saccagé les hangars hébergeant environ 1 500 visons gravides. Le fermier a déclaré que 275 visons étaient morts de froid, de stress, de pneumonie. Certains se seraient entre-tués, d'autres, « libérés », se seraient fait écraser sur les routes. Les dommages immédiats ont été estimés à environ 500 000 dollars. L'institut Canadien de la fourrure a qualifié cet acte de « lâche » en raison de la mort de plusieurs visons et parce qu'il avait été perpétré par des américains venus spécialement pour commettre leur acte : « L'un des vandales a été surpris sur les lieux, un autre sur une route près de la ferme, le troisième dans la fourgonnette « d'évasion » 132 et les deux autres ont été appréhendés dans un taxi en direction de la frontière » (communiqué du 3 avril 1997).
L'ALF utilise, depuis fin 1998, Internet pour causer des dommages à ses adversaires. Il s'est doté pour cela de cellules autonomes spécialement formées à ce type de guérilla : virus électronique, envoi de courrier piégé, piratage de serveurs, blocage de réseaux. L'ALF revendique le vol de systèmes informatiques ainsi que de données sensibles. La première opération mondiale de guérilla informatique a été menée en janvier 1999. L'ALF a utilisé un logiciel dénommé Flood Net fourni par un autre groupe : l'astuce informatique consiste à redemander toutes les 7 secondes la page de garde du site. Ce logiciel avait déjà été utilisé en avril 1998 pour bloquer le site présidentiel du Mexique. Le but était de protester contre la répression frappant les « zappatistes » au Chiapas. L'opération de l'ALF visait cette fois une société suédoise accusée d'expérimentation sur les animaux. Près d'un millier d'activistes auraient participé pendant 3 heures à ce raid. La firme a choisi au bout d'une heure de déconnecter ses ordinateurs, de crainte qu'une attaque plus importante utilisant des virus informatiques n'endommage son système. Ce raid visait à tester un plan d'ensemble dénommé Close Down (Fermez boutique).
Les raids sont préparés militairement afin de garantir le maximum de sécurité. La liste des précautions d'usage est enrichie au fil des opérations. Les contraintes varient selon la nature du raid, mais visent aussi à créer un état d'esprit. L'ALF évalue les mesures à prendre en fonction de la nature des réactions policières : les investigations dépendent de l'ampleur prévisible des dégâts et des cibles visées. Ces mesures de sécurité coûtent très chèr à l'ALF (en moyens « humains » et matériels).
Nous exposerons seulement ici les moyens déjà utilisés et divulgués par l'ALF. Nous tairons en revanche tous les dispositifs mis au point, mais non encore expérimentés ou publiés.
- agir toujours le plus loin possible de chez soi ;
133- éviter les routines (action toujours le même jour, possibilité d'anticiper) ;
- préparer les véhicules (changer les pare-chocs, enlever les autocollants, réparer les feux, vérifier les plaques d'immatriculation) ;
- faire le plein des véhicules avant de commencer l'opération ;
- préparer la tenue commando (pas de marque ou signe identifiable, recouvrir les tatouages, dissimuler les percings, porter des vêtements sombres, éviter les tenues inhabituelles, prévoir de quoi dissimuler le visage (masque, cagoule, capuche), porter des chaussures trop grandes achetées dans un magasin d'occasion pour ne pas laisser d'empreintes révélatrices, etc. ;
- porter toujours des gants épais (si possible en cuir), exclure les gants en latex qui laissent parfois passer les empreintes digitales ;
- ne pas jeter les gants près du lieu de l'action car les empreintes restent à l'intérieur ;
- effectuer tous les achats nécessaires loin de la cible et le plus tôt possible ;
- payer tous les achats en liquide ;
- essuyer (à l'alcool) tout le matériel nécessaire au raid (pinces coupantes, etc) pour ne pas laisser d'empreintes au cas où il serait oublié ou abandonné sur le lieu de l'opération ;
- prendre le moins d'objets possibles sur soi (argent liquide) ;
- fixer les clefs (voiture, etc) aux vêtements pour ne pas les perdre sur place ;
- ne transporter ni drogue, ni arme sur soi, ni dans sa voiture ;
- limer les outils (cisaille, coupe-boulons) après chaque opération ;
- ne jamais conserver d'outils chez soi :
- ne pas acheter d'outils bon marché (beaucoup trop fragiles).
- enfiler des chaussettes par dessus les chaussures ;
- recouvrir la semelle des chaussures avec des morceaux de couverture ;
134- acheter des vêtements dans une friperie (pour mélanger les fibres, les cheveux, etc.) ;
- jeter ou brûler l'ensemble du matériel immédiatement après le raid.
L'ALF a finalisé des techniques de harcèlement téléphonique. Une opération dénommée Cadran 1-800 pour la libération animale consiste à téléphoner aux adversaires disposant de numéros verts, chaque communication de 30 secondes coûtant un dollar. Il a mis au point des méthodes pour faire durer les échanges : commande bidon de catalogue, commande avec contre-remboursement, commande à une fausse adresse, etc. L'ALF recense en six rubriques les sociétés disposant d'un tel numéro d'appel gratuit :
- fourrure et cuir,
- vivisection,
- dissection,
- chasse et piégeage,
- animaux dans l'industrie,
- animaux dans l'alimentation.
La liste comprend plusieurs centaines de noms et téléphones.
Il est difficile d'établir le préjudice. On peut l'estimer à plusieurs dizaines de milliers de dollars.
Les véhicules privés ou d'entreprises constituent une cible privilégiée. Ces actions peuvent être effectuées par l'ALF ou par d'autres extrémistes indépendants. On dénombre, en vingt ans, des centaines d'effractions, de destructions, de sabotages : pneus tailladés avec un pic à glace, un couteau ou par la valve ; sable ou boules de naphtaline introduits dans le réservoir, câbles et fils électriques coupés sur les camions, essuie-glace brisé, feux avant et pare-brise cassés ou recouverts de produits corrosifs, serrures collées, slogans écrits à la peinture rouge, incendies allumés, engins explosifs, etc. Ces sabotages sont conçus pour ne blesser ou tuer personne : destruction des systèmes de refroidissement et non de freinage, destruction des feux avant et non de 135l'arrière, etc. Certains groupes usent de moyens beaucoup plus dangereux.
Quelques exemples : en Angleterre
- « En 1989, des engins explosifs ont été attachés aux automobiles d'une vétérinaire britannique et d'un chercheur universitaire. La première réussit, non sans mal, à s'extirper de sa voiture en flammes, et le second s'en est tiré parce que la bombe s'est détachée de sa voiture, un bébé qui se trouvait aux environs dans son landau a toutefois été blessé » (cité par l'expert canadien du SRC).
- Le 6 janvier 1998 (Carterton) : les véhicules de plusieurs ouvriers travaillant à la reproduction animale dans un élevage industriel sont fortement abîmés par une projection de liquide corrosif, leurs maisons sont barbouillées avec de la peinture.
- Le 11 février 1998 (Stevenage) : divers camions de transport sont détériorés.
- Le 1er juin 1998 (Bruton) : trois bombes incendiaires éclatent sous des camions de transport de bétail, d'autres ont les installations électriques sabotées, les pompiers venus éteindre les feux découvrent quarante autres dispositifs. Il n'y a aucun blessé.
Le collage des serrures constitue un autre type d'action directe très simple et rapide. Il engendre une perte de temps et un coût élevé en serrurerie, mais aussi en dépannage. Les divers groupes activistes ont effectué depuis vingt ans des milliers de sabotages. Les cibles sont des fabricants et magasins de fourrure, des bouchers, des fast-food, etc. Nous n'exposerons bien sûr que les techniques utilisées et divulguées par l'ALF lui-même. Le collage des serrures s'effectue avec des produits garantissant une très haute résistance. L'activiste introduit dans le barillet un morceau de fil électrique puis le remplit de colle. Les divers types de colle sont auparavant testés sur des serrures achetées bon marché. D'autres serrures doivent être percées lorsqu'on souhaite pénétrer dans un local fermé. Il est recommandé d'utiliser une perceuse d'un type donné avec un certain type de mèches. Un petit atelier permet au besoin de s'entraîner à forcer des serrures de haute sécurité.
Quelques exemples :
- En Autriche (Vienne) : une trentaine de serrures collées en février 1998.
136- En Angleterre, des milliers de serrures collées en quelques années.
La destruction des vitrines et autres baies vitrées représente l'action la plus simple. Elle engendre un coût important pour l'entreprise et assure la visibilité du mouvement. Les activistes se vantent ainsi de pouvoir causer pour 60 000 dollars de dégâts par semaine. L'ALF diffuse sur son site Web diverses méthodes permettant de causer des dommages :
- Destruction par jet d'acide hydrogluoré
Cet acide se présente sous forme liquide ou en crème. Il ronge la surface du verre. Il peut être disposé dans une simple bouteille en plastique puis jeter sur la cible. Il peut être aussi passé au pinceau sur des grandes baies pour occasionner plus de dégâts. Il peut même être utilisé, dans ce cas, avec certains colorants pour peindre des slogans. Cet acide extrêmement dangereux doit être manipulé avec beaucoup de précaution.
- Destruction par jet de pierre ou autres projectiles
La destruction par simple projectile est beaucoup plus simple et moins chère. Les activistes des divers groupes ont détruit ainsi des milliers de vitrines dans le monde. Ce sabotage représente cependant l'inconvénient de faire du bruit, cause d'arrestations. L'ALF recommande l'utilisation de lance-pierres (modèle sportif) ou de frondes. L'activiste peut ainsi s'éloigner et agir au besoin à partir d'une voiture qui roule au pas. Le projectile doit être symétrique pour être aérodynamique donc mieux contrôlable. Il convient en effet de prendre toutes ses précautions pour qu'il n'y ait aucun blessé. Le projectile sera dans tous les cas préalablement essuyé pour ne laisser aucune empreinte. L'usage de fusils est vivement recommandé car ils sont rapides et de maniement simple. L'inconvénient est que les balles ne font que des trous en forme de toile d'araignée. L'activiste peut aussi détruire efficacement des vitrines avec un marteau de carreleur. Les coups sont portés non pas au centre, mais aux quatre coins de la baie vitrée. Une autre solution consiste à coller sur la vitrine, avec un produit spécial, une plaque de verre avec un slogan inscrit dessus, obligeant ainsi la société à changer sa vitrine.
Quelques exemples :
- En Angleterre (février 1998) : destruction des vitrines de bouchers londoniens.
137- En Autriche (1998) : destruction de vitrines de fourreurs, de McDo, de bouchers.
Les bombages à la peinture sur divers édifices présentent selon l'ALF divers avantages. Ils assurent d'abord la visibilité de la cause, la réputation du mouvement et donc le recrutement. Ils permettent d'entraîner les activistes et de les habituer, au moindre risque, à l'illégalité. Les opérations de « bombages » de ce type se comptent par milliers dans tous les pays. L'ALF diffuse donc des consignes techniques sur les diverses méthodes utilisables : il est recommandé de peindre des matériaux comme du bois, de la pierre ou du métal. L'usage de fusils à eau (pour enfants) remplis de peinture est également préconisé. Ils permettent de couvrir très rapidement de grandes surfaces sans trop se tâcher : les marques de peinture constituent, en effet, un indice ayant plusieurs fois aidé la police. Les bombages de l'ALF sont toujours effectués au moyen de peinture rouge (sang).
L'industrie de la fourrure est une cible constante des milieux activistes végans. Les attaques portent aussi bien sur les élevages, les bâtiments que sur les produits finis. Les commandos saccagent les vestes ou manteaux en fourrure en projetant des liquides colorés, de l'acide, en les coupant avec des cutters, en les couvrant de slogans, etc. Ces raids tendent à se développer dans les pays d'Europe centrale (Russie, etc). L'ALF revendique aussi, depuis 1998, divers attentats à l'acide butyrique principalement contre des magasins de fourrures, des restaurants servant de la viande exotique, etc. Ces opérations se sont surtout déroulées en Angleterre, aux États-Unis et en Autriche.
Quelques exemples :
Au Canada
- En octobre-novembre 1994 : destruction de nombreux manteaux (visons, etc) dans des grands magasins (Vancouver) ;
- Le 6 janvier 1996, attaque au domicile d'un fourreur, destruction de ses biens ;
- En mars 1996 : 87 détaillants de fourrure reçoivent des enveloppes piégées contenant des lames de rasoir prétendument corrompues avec le virus du SIDA.
La destruction des toilettes (W-C) est une forme d'action simple et sans aucun danger. Il existe d'autres actions de ce type, mais nous ne pensons pas utile de les mentionner car elles sont peu connues y compris des activistes de certaines petites cellules. L'opération est réalisable de jour dans l'enceinte des entreprises ouvertes au public. Les fast-food constituent la cible privilégiée pour cette forme jugée mineure de sabotage. Il est donc à craindre la généralisation de ce type d'action peu coûteux. L'activiste se procure simplement une (grosse) éponge (si possible duveteuse), il la mouille, la serre fortement avec une ficelle (pour réduire son volume) et la fait sécher. L'éponge est ensuite placée directement dans la cuvette avant de tirer la chasse d'eau. Elle reprend alors son volume initial (absence de ficelle) et provoque un bouchon. Ce type d'opération est particulièrement dangereux car il habitue en fait à la clandestinité.
Les stratèges de l'ALF s'étonnent du peu d'usage de la destruction des fils téléphoniques. Nous tairons en revanche certaines techniques de sabotage beaucoup plus dangereuses. La première solution consiste à utiliser une corde à laquelle est fixée un objet lourd : on la lance sur le fil puis on tire de chaque côté. On peut aussi couper directement les fils. Cette destruction permet souvent de supprimer les signaux d'alerte et de surveillance. Elle constitue donc à la fois une opération indépendante réalisable pour elle-même, mais la destruction des lignes peut être aussi envisagée comme complément lors d'un raid.
Les entreprises se sont dotées de caméras de surveillance et de dispositifs de sécurité. L'ALF soutient qu'avec un minimum de protection, les caméras ne représentent pas un vrai danger : elles offrent même, selon lui, l'occasion de provoquer d'autres dommages. Elles coûtent en effet très cher mais seraient très faciles à détecter, puis à détruire.
Les activistes entraînés à la clandestinité lors des actions évoquées précédemment passent ensuite à d'autres raids de beaucoup plus forte intensité et dangerosité. Il n'existe pas cependant 139du point de vue de l'ALF de rupture entre ces deux types d'attentats ni du point de vue éthique, ni du point de vue politique. Le guide pour détruire l'industrie de la fourrure fournit ainsi une bonne illustration de cette dérive qui fait passer insensiblement de raids de faible intensité à des opérations terroristes. Nous ne mentionnerons ici que les méthodes déjà bien connues et divulguées. Nous tairons en revanche les formes d'action ou techniques beaucoup plus confidentielles.
La destruction des plates-formes de chasse fait partie de l'héritage initial de l'ALF. Les commandos utilisent pour cela le feu ou saccagent « simplement » les installations. On dénombre depuis vingt ans des milliers d'opérations de ce type de par le monde.
Quelques exemples :
- En Autriche (1998) : destruction de dizaines de plates-formes de chasse.
- En Finlande (1998) : destruction de centaines de plates-formes de chasse.
Les activistes de la libération animale s'opposent autant à la pêche qu'à la chasse. L'ALF a ouvert initialement ce front en attaquant les bateaux de chasse aux phoques. Il reprend sur son site Web le guide édité par les activistes d'Écodéfense expliquant les techniques permettant de saborder des navires de chasse, de pêche, de transport. Ce guide insiste sur les risques encourus par les saboteurs en cas d'arrestation : des peines d'emprisonnement beaucoup plus longues et même dans certains pays, la peine de mort. Ce guide technique expose ensuite que la destruction de navire est simple et efficace : il liste pour cela tout le matériel nécessaire et explique où et comment se le procurer. Les mesures de précaution pour ce type de sabotage sont beaucoup plus développées. Le commando doit opérer, si possible, un dimanche ou lors d'un long week-end. Les navires situés dans des zones de réparation portuaires constituent des cibles privilégiées. Le commando peut embarquer en utilisant au besoin un petit Kayak pliant de mer. Le guide décrit quatorze techniques différentes de sabordage selon le type de navire.
140Quelques exemples :
Au Canada
- Le 16 décembre 1996, tentative d'incendie sur le navire du service des pêches.
L'administration offre 2 000 dollars pour l'identification des coupables.
- Le 8 mars 1998, un commando « libère » dans un élevage industriel environ 50 000 poissons en coupant les filets qui les retenaient prisonniers dans des réserves d'eau.
En Angleterre
- Le 9 février 1998, le centre de pêche à la ligne du nord de Londres est saccagé.
Les boucheries représentent une cible très importante en raison de la place qu'occupe la consommation carnée parmi les "crimes" que les humains commettraient sur les animaux. Ce spécisme ordinaire des « viandistes » serait beaucoup plus grave car il concernerait plus d'animaux que d'autres formes d'exploitation (corridas, combats d'animaux, etc). Les boucheries ont donc subi plusieurs centaines d'attentats en dix ans dans divers pays. Les moyens utilisés sont divers : incendie criminel, explosifs, destruction des locaux, etc. Les abattoirs sont également visés, mais ils sont beaucoup mieux protégés.
Exemple :
- Danemark (9 juin 1998) : destruction de camions, slogans peints sur les murs : « mon estomac n'est pas un cimetière », etc.
- France : un activiste met le feu à une dizaine de boucheries.
Les attaques contre des laboratoires qui testent toute sorte de produits sur les animaux sont nombreuses en raison du symbole exrêmement fort que représente l'expérimentation animale. Elle signifie que les humains se reconnaissent le droit de torturer et faire souffrir. Les raids menés peuvent avoir des objectifs variés : « libération » de cobayes, vol de dossiers, saccage des installations, pressions sur les chercheurs, campagne d'opinion, etc.
141Quelques exemples :
- États-Unis : 1984, raid contre le laboratoire de l'Université de Pennsylvanie, deux millions de dommages ; 1989 : raid à l'université de l'Arizona à Tucson, 17 millions de dégâts ; avril 1987, raid contre l'université de Californie à Davis, 155 millions, etc.
- Canada : 24 novembre 1997, attentat à l'explosif contre un laboratoire fabriquant un médicament contre le SIDA, deux charges désamorcées au siège social de la société. Les explosifs utilisés étaient d'un type particulièrement puissant. Le Canada a déjà connu deux autres attentats identiques cette année. Les dommages globaux sont évalués à 6 millions de dollars environ. Les explosions ont été précédées d'appels téléphoniques.
- Canada : 6 mars 1998, la même société déjà victime de 4 petites explosions est de nouveau la cible d'une tentative. La police désamorce la bombe placée en dehors des installations. Le cours de l'action (Bourse) de la société commence à baisser.
- Angleterre : 30 avril 1998, pillage du laboratoire de Nescot et libération d'animaux.
- Angleterre : mai 1998, nombreux raids pour libérer des poules de batterie.
- Suède : janvier 1998, attaque de la Milice des droits des animaux contre le laboratoire d'Upsal, libération de 92 cobayes placés dans de « bonnes maisons » (sic) après examen médical.
- États-Unis : 5 avril 1999, raid à l'Université du Minnesota, 27 pigeons, 48 souris, 36 rats et 5 salamandres libérés, destruction d'équipements pour des millions de dollars.
Les extrémistes s'en prennent aux fermes considérées comme un haut lieu du spécisme. Ils ne condamnent pas seulement les conditions monstrueuses de l'élevage industriel, mais aussi les fermes traditionnelles où l'on élève des animaux pour le lait ou la viande. L'ALF intensifie ce type d'action depuis 1995. Ses commandos ont « libéré » environ 100 000 animaux en cinquante raids. Le préjudice représenterait des millions de dollars. Les animaux les plus concernés sont ceux qui servent aux fourreurs (visons et renards). Le secteur se trouve fragilisé car il a déjà dû investir des millions pour se protéger. La diminution des raids (21 en 1997, moins de 10 en 1998) s'explique par ces mesures. L'ALF porte actuellement ses efforts de sabotage en Russie, en 142Pologne et en Irlande. Il y a eu ainsi depuis 1998 une trentaine d'opérations contre des fermes polonaises. L'ALF appelle, dans certains textes récents ses cellules américaines à reprendre l'initiative. Les activistes sont cependant divisés aujourd'hui entre partisans des raids contre les fermes à fourrure et ceux contre les élevages industriels de poules, dindes, cochons, etc. Ces derniers auraient en effet une vocation pédagogique beaucoup plus forte dans la mesure où ils concernent directement la consommation carnée (exploitation trop banalisée).
Quelques exemples :
- Autriche (mai 1998) : « libération » de 6 poulets dans une usine à Gfoehl ; d'un couple de porcs et de nombreuses volailles, 19 poussins de dinde sauvés d'un transporteur, etc.
- Angleterre (18 avril 1998) : « libération » de plusieurs milliers d'oiseaux.
- Belgique (Lommel) : 1998, 38 chiens destinés à des combats canins sont libérés.
Les « libérations » d'animaux ont bien sûr des conséquences immédiates. Les actions qui concernaient jadis les gros élevages frappent désormais indistinctement : les mesures de sécurité sont beaucoup moins lourdes et donc les risques plus légers. Les raids contre les fermes concernent aussi les véhicules, les bâtiments, la production, etc. L'ALF a lancé depuis 1995 une série d'opérations contre des camps de visons. La première attaque s'est produite, le 23 octobre 1995, à Dargatz en Colombie britannique. Elle a permis de « libérer » 2 500 visons, plus de 11 000 bêtes ont été ensuite relâchées. Les principaux terrains d'intervention sont désormais la Russie, les États-Unis, le Canada. Les opérations concernent à chaque fois entre cent et cent mille animaux.
L'ALF dissocie pour chacun de ces raids quatre grandes étapes.
1) - La première consiste à réunir le maximum d'informations : combien y a t-il d'animaux, de quelle espèce, quel est leur état sanitaire, où sont-ils détenus, etc. ?
2) - La deuxième étape consiste à trouver des maisons d'accueil pour les animaux. Ces hôtes ne doivent pas être liés d'aucune façon à l'organisation ALF ou à ses membres. La police visite d'abord les activistes les plus connus puis ensuite les sympathisants. 143Un raid n'est pas réalisé tant que le commando ne dispose pas de refuges en nombre suffisant.
3) - Le groupe établit ensuite un bilan médical aussi précis que possible des animaux. Il faut pour cela connaître les conditions de traitement (soins, expérimentations, tests, etc). Il recourt aux services de vétérinaires ou de médecins (amis ou facturés). Les animaux blessés ou provenant de laboratoires nécessitent souvent des soins particuliers. Ils sont confiés à des maisons spécialisées possédant tout le matériel nécessaire pour soigner des animaux présentant par exemple des électrodes fixées sur le cerveau.
4) - La dernière étape consiste à planifier et à chronométrer chaque phase du raid. Les hommes seront en nombre suffisant : guetteurs, porteurs d'animaux, conducteurs. L'un d'eux doit être capable de diriger l'ensemble du commando, en cas de problème. Les équipes doivent rester le moins longtemps possible donc arriver au dernier moment. Beaucoup d'animaux font énormément de bruit lorsqu'ils sont dérangés par la lumière, le bruit ou la possibilité de sortir des cages : il faut donc agir vite pour être en sécurité. Les guetteurs seront obligatoirement équipés en matériel d'alerte (talkies - walkies, etc) car leur présence permet au commando d'agir en toute sécurité donc de façon efficace. A la moindre alerte, il faut rassembler les hommes et partir ensemble au plus vite. Les vigiles des fermes n'ont pas pour consigne d'arrêter les commandos mais de les faire fuir. Les véhicules d'évacuation seront garés, au dernier moment, le plus prêt possible. Celui réservé à l'évacuation des animaux « libérés » sera prioritaire même en cas de fuite.
Ces opérations de « libération » représentent un préjudice élevé pour les fermiers qui dénoncent le caractère imbécile de ces raids causant la mort de nombreux animaux. L'ALF explique au contraire que presque tous les animaux à fourrure élevés dans des fermes peuvent être relâchés dans la nature sans aucun danger sérieux pour leur vie : renards, visons, loups, lynx, ratons-laveurs, coyotes ne poseraient aucun problème. L'unique animal ne pouvant vivre dans la nature est, en effet, selon l'ALF, le chinchilla. L'ALF justifie les pertes par la fragilité des bêtes maltraitées auparavant par l'industrie. Il affirme que cette mort reste plus enviable que les tortures auxquelles on les destine. La 144"libération" des animaux d'élevage est un objectif beaucoup plus facile que celle des animaux de laboratoire car elle ne nécessite pas de centres d'accueil pour les héberger. Les animaux "libérés" se dispersent en outre très vite : dix milles par jour pour les visons. Les conditions d'élevage facilitent en outre la conduite et le succès des opérations. Les côtés des hangars sont par exemple déjà ouverts pour permettre à l'air de circuler. Les industriels obtiennent ainsi un froid constant garantissant une bonne épaisseur de peau. Il suffit donc d'ouvrir les cages pour que les animaux trouvent eux-mêmes la sortie. L'ALF recommande en revanche de ne pas « libérer » d'animaux après le mois d'octobre pour qu'ils aient le temps d'apprendre à chasser, sinon ils mourraient de froid et de faim. Il évite aussi les périodes où l'on trouve des petits animaux non encore sevrés.
Les activistes mettent à profit les longs mois d'hiver pour réaliser d'autres actions : destruction des stocks de fourrure, d'aliments, disparition du stock reproducteur, etc. Un commando mélange les animaux sélectionnés pour la reproduction avec d'autres. Cette opération ne sauve aucun animal puisqu'ils seront tous tués, mais elle coûte très cher. Elle diminue aussi le nombre de naissances futures donc les souffrances possibles. Certains vaporisent les animaux avec de la peinture détériorant ainsi leur fourrure. Les animaux inutilisables seront certes abattus, mais le préjudice financier sera élevé. L'ALF espère de cette façon dissuader d'autres éleveurs de se lancer dans ce marché. Il diffuse pour cela un document en dix points sur les grandes précautions à prendre.
1) - L'ALF recense d'abord les moyens de protection utilisés par les fermiers : vigiles, systèmes vidéo de surveillance, chiens. Il donne des solutions pour les contourner. Le repérage des lieux doit être ainsi effectué de jour puis une nuit précédant l'opération.
2) - L'ALF recommande l'emploi de gants épais si possible (paradoxalement) en cuir. Il conseille de n'utiliser que des chaussures de marques communes (pour les empreintes). Elles seront jetées après le raid comme tout le matériel au contact de la peau. Les torches utilisées doivent être munies de papiers rouges pour limiter leur portée. Les vêtements des commandos seront le plus 145neutres et le plus anonymes possible. Le matériel nécessaire pour mener chaque type de raid est longuement détaillé : barre à mine, pince-monseigneur, cisailles, talkies-walkies, véhicule fourgon pour l'évacuation, etc.
3) - La cible et son environnement doivent être étudiés de façon très précise. L'ALF explique cependant ce que sont les modes habituels de construction des fermes : elles se composent souvent de hangars alignés nord-sud de façon à bénéficier du vent. Les côtés des bâtiments sont librement ouverts pour faciliter la circulation de l'air (et le froid). L'ensemble du camp ou chaque hangar est simplement entouré d'un mur ou grillage.
4) - Ce grillage sera coupé en divers points en commençant par le plus éloigné. Les cages ne sont ouvertes qu'en fin d'opération, car cela provoque l'affolement des bêtes.
Les couloirs de sortie pour la fuite de milliers d'animaux doivent être en grand nombre.
5) - Le principal danger concerne le bruit que font les animaux lorsqu'ils sont « libérés ».
6) - Les animaux doivent trouver eux-mêmes les sorties, inutile donc de les guider
7) - Le commando doit s'exfiltrer dès la moindre alerte (gardien).
8) - L'ALF estime le coût de chaque animal à environ 35 dollars (US).
9) - Le risque est d'autant plus important que le camp ou un autre assez voisin a déjà fait l'objet d'une opération d'un commando ALF ou d'un autre groupe extrémiste.
10) - L'opération est réalisée avec des gants pour ne pas laisser aucune empreinte, des cagoules protègent des caméras et des pertes de cheveux permettant l'identification.
Quelques exemples :
_ En Hollande (Oirlo) : les 21-23 Mars 1998, deux raids sont menés contre des producteurs d'oeufs. Des palettes avec 200 000 oeufs sont systématiquement détruites, le matériel électrique est détérioré, les batteries de 30 000 poules sont sabotées ;
_ Au Canada (Abbotsford) : le 6 septembre 1998, un incendie criminel détruit la grange d'une ferme familiale, le matériel est endommagé, les animaux présents sont « libérés ».
L'ALF reconnaît que le passage aux incendies criminels est une étape très dangereuse : l'activiste peut être emprisonné, le feu peut blesser des humains ou des animaux. L'image du terroriste est toujours automatiquement associée à celle de l'incendiaire. L'ALF estime cependant que l'incendie reste l'une des méthodes les plus efficaces : elle cause en effet le maximum de dommages direct et indirects : stocks, bâtiments, etc. L'entreprise victime devra investir dans des systèmes de protection très coûteux. Un guide décrit les risques lors des trois phases de préparation, exécution et retrait. Il explique comment la police parvient souvent à déceler les causes des incendies. Elle peut ainsi plus facilement identifier leurs auteurs (par recoupement, investigation, etc). Un feu éteint ou découvert avant la destruction totale de la cible laisse des indices. La maîtrise de certaines techniques criminelles permet de les empêcher de s'éteindre. L'ALF diffuse pour cela ses propres conseils proches de ceux fournis par le fameux livre de cuisine anarchiste déconseillé en raison de ses erreurs (jugées volontaires). Cet ouvrage de William Powell a été vendu à deux millions d'exemplaires depuis 1971. Nous évoquerons seulement ici les techniques évoquées sur son propre site Internet. Nous tairons en revanche certains détails techniques diffusés par d'autres canaux. L'ALF recommande publiquement sur son site un dispositif incendiaire en cinq points :
1) - Veiller à la présence suffisante de carburant pour alimenter l'incendie lors de la mise à feu, ouvrir au besoin les fenêtres pour augmenter les courants d'air, etc ;
2) - Utiliser des matériaux assurant une chaleur prolongée et persistante ;
3) - Allumer le foyer le plus prêt possible du sol pour qu'il puisse se développer ;
4) - Allumer le feu dans un endroit propice à son extension : surfaces reflétantes comme des coins ou des étagères afin de concentrer la chaleur durant le temps nécessaire ;
5) - Permettre rapidement la propagation du feu horizontalement et verticalement, au besoin, disposer de quoi l'alimenter pour le guider vers les escaliers et les ascenseurs ;
6) - Protéger l'incendie durant les premières minutes en le dissimulant et en synchronisant divers foyers ;
147L'ALF recommande aussi l'utilisation de certains produits chimiques pour saupoudrer le sol ou de dispositifs de mise à feu permettant aux activistes de se retirer avant l'alerte. Un document de huit pages décrit quelques mélanges incendiaires très efficaces. L'incendie peut avoir deux objectifs différents : soit détruire une cible, soit servir à déclencher des systèmes de sécurité qui causeront eux-mêmes d'importants dégâts. Les méthodes utilisées pour mettre simplement le feu (type 1) sont les moins sophistiquées.
Les incendies criminels nécessitent l'usage de techniques de clandestinité habituelles. L'ALF utilise du kérosène ou du diesel car leurs émanations ne sont pas inflammables. Ces produits ayant une forte odeur, il convient de bien se laver pour éviter toute trace. Le véhicule ayant servi au transport du matériel doit être aéré et également lavé. Le guide de l'incendiaire conseille même certains désodorisants pour éliminer les indices. Les descriptions techniques des dispositifs de mise à feu sont extrêmement précises : liste des meilleurs produits, avec quoi et comment fabriquer ses dispositifs. Nous ne rentrerons pas bien sûr pas dans le détail technique et en resterons aux généralités. Certaines bougies font, contrairement aux bâtonnets d'encens, de bons déclencheurs. D'autres dispositifs utilisent simplement des bouteilles en plastique, des éponges, etc. Certaines ressources, offertes par le milieu, comme les caisses servant à transporter les animaux (poules) sont désinfectées avec des produits largement inflammables. Ces derniers ont en outre l'avantage de faire fuir les rongeurs qui ne risquent pas ainsi de périr. Il est conseillé d'utiliser certaines poudres spéciales pour éloigner les animaux.
L'incendie a pour unique but de déclencher les systèmes de lutte contre le feu. Ces dispositifs de protection (eau, produits spéciaux) sont terriblement dévastateurs. Le système incendiaire est conçu pour provoquer une chaleur très forte. Il est muni d'une minuterie pour se déclencher durant la nuit, permettant ainsi de provoquer des dommages importants. De très nombreux textes circulent décrivant divers dispositifs incendiaires très efficaces. Certains sont d'un emploi très simple, aussi ne les évoquerons nous pas par prudence. On citera simplement l'une 148des méthodes couramment utilisée par les commandos en dissimulant cependant certaines informations techniques sensibles. Ce mode de mise à feu utilise une simple boîte de cartes à jouer habilement trafiquée : une carte découpée est placée dans la boîte auparavant perforée (pour l'aération). L'ensemble est recouvert de vernis à ongles pour dissimuler les empreintes éventuelles. Une pile de batterie 9 volts (d'un type précis) est collée sur la carte fournissant l'énergie à une ampoule de 21 watts (feu arrière de véhicule) servant d'amorce. Son verre est brisé de façon à ne pas endommager le filament qui déclenchera le feu. Le cadran d'une montre (réveil ou minuteur de cuisine) est utilisé comme minuterie. Lorsque l'aiguille parvient dans la position correcte (selon l'heure prévue pour la mise à feu), le contact s'établit automatiquement et le « pont » électrique allume l'ampoule. Le filament mis à nu met automatiquement le feu aux petits morceaux de cartes à jouer. Ce dispositif est amélioré en utilisant certains mélanges combustibles comme du chlorure de sodium, du nitrate de potassium, un mélange essence-liquide de vaisselle. L'ALF requiert de ses commandos de prendre des précautions pour éviter toute victime.
L'ALF possède la technologie pour fabriquer de véritables bombes à retardement. La liste des outils ou des produits nécessaires et les lieux où se les procurer est fournie. L'apprenti terroriste apprend aussi comment ne pas se faire prendre en laissant sur l'engin explosif des empreintes digitales, des cheveux ou d'autres indices pouvant le trahir. Le guide donne des conseils simples comme acheter les produits longtemps à l'avance loin de son propre domicile et du lieu de l'opération, en payant toujours en liquide, etc. Il rappelle qu'il est facile de remonter jusqu'aux saboteurs grâce aux vidéos publics. Les préparations sont effectuées dans une chambre d'hôtel et non au domicile des activistes. L'ALF recommande de jeter l'ensemble des déchets (fils électrique, soudure, outils). Chaque opération de montage est effectuée avec des gants qui sont aussitôt détruits. Le moindre indice peut être en effet utilisé par la police comme un morceau de journal. Le guide conseille de vérifier qu'il ne s'agit pas d'édition locale de journaux nationaux. Les opérations de préparation des explosifs sont décrites avec précision et par des croquis. Les solutions retenues le sont pour leur plus grande facilité d'achat et d'utilisation. Elles permettent ainsi à n'importe qui de fabriquer 149lui-même des bombes très sophistiquées. Le guide explique également comment incendier un véhicule (voiture ou camion). Il rappelle que l'explosion d'un réservoir d'essence peut blesser ou tuer à plusieurs mètres et donne quelques « trucs » permettant de mettre le feu sans aucun risque comme l'utilisation de couverture imbibée de liquide inflammable sous/dans le véhicule, etc.
Quelques exemples :
- Le premier incendie criminel a concerné un laboratoire de recherche universitaire (États-Unis) : les dommages causés par le feu ont été estimés à quatre millions de dollars.
- McDonald's est une cible privilégiée : le 17 octobre 1998 à Sydney (Australie), le dispositif incendiaire fonctionne mais l'incendie est heureusement maîtrisée, en Grèce, en février 1998, attentat contre deux McDo de la banlieue nord d'Athènes, la puissance du souffle détruit des appartements voisins.
- L'ALF multiplie aussi les menaces téléphoniques d'attentats (McDonald's, etc).
D'autres restaurants sont aussi visés : vitrines cassées, voitures des clients détruites, décorations abîmées lorsqu'elles représentent des animaux (scènes de chasse, gibiers).
- Suède (Sundsvall, 1998), destruction de fresques représentant des scènes de chasse.
- Nouvelle-Zélande (1998), le 18 mai 1998, destruction par le feu de divers bâtiments ainsi que du stock d'un grossiste en viande et en fruits de mer.
- Canada (1998) : le 15 janvier 1998, destruction d'un élevage de poulets en mettant le feu à un tas de débris empilés, une grange est détruite ; le 24 février 1998, incendie criminel d'une ferme de visons, la maison et les bâtiments sont entièrement brûlés. Les premiers dommages sont estimés à 50 000 dollars.
150Chapitre 4
L'ALF est aujourd'hui dépassé par d'autres groupuscules encore plus violents. Les services de renseignements suivent avec inquiétude leur développement : « Le vandalisme est la tactique privilégiée : peinture de graffitis sur les murs d'immeubles, injection de colle dans les serrures de porte, vitres endommagées à l'acide ou fracassées, souvent à l'aide de lance-pierres et de billes d'acier. Les attentats vont souvent plus loin : véhicules volés, endommagés ou incendiés, pneus lacérés et animaux à fourrure libérés (...) une autre tactique, qui a des conséquences désastreuses, consiste à menacer de contaminer des produits de boucherie, de pharmacies, de supermarchés ou de grands magasins. Le FLA a commencé à y recourir en Grande-Bretagne, en 1984, il a obligé un boucher à fermer boutique en menaçant de contaminer ses viandes. Shampooings, friandises et boissons gazeuses ont aussi été la cible de menaces coûteuses, dont celle d'empoisonner des dindes à la période des fêtes de fin d'année, ce qui a obligé à retirer du marché des millions de volailles. Des incidents semblables sont survenus au Canada, revendiqués par la Milice des droits des animaux. Ainsi des dizaines de tablettes Cold Buster ont dû être rappelées en 1992 après qu'on les eût dites contaminées au nettoyant à four et, juste avant Noël 1994, la menace d'empoisonnement de dindes à Vancouver a causé pour plus d'un million de dollars de dommages »(Rapport du service canadien de renseignements)
Ces diverses organisations crypto-terroristes évoluent dans le sillage de l'ALF : leur propagande est ainsi accueillie - sans commentaire critique - sur son site principal. Ce voisinage semble prouver qu'il n'y a pas concurrence entre eux, mais division du travail. Cette dérive vers le terrorisme ne serait donc pas une maladie infantile du mouvement. Cette violence exprime-t-elle sa vraie logique ? L'antispécisme conduit-il à la terreur ? La non-violence tient-elle longtemps face à une doctrine ouvertement 151antihumaniste ? Le refus de sacrifier un individu (humain ou non) ne tient pas face à la loi du nombre : n'est-il pas logique de satisfaire l'intérêt collectif au détriment de celui des individus ? Le refus de la somme des souffrances animales ne justifie-t-elle pas cette évolution ? Le mouvement de libération animale semble ainsi aspiré par la spirale de la violence : l'ALF créé contre la passivité des vieux mouvements de protection animale se trouve à son tour débordé par ses « ultras » qui lui reprochent ses compromis « douteux » comme la Hunt Retribution Squad, la Milice des droits des animaux ou le Département de justice. Il y a pourtant continuité (au moins géographique) entre l'ALF et ces intégristes. L'Angleterre reste le berceau de cette nébuleuse qui contamine peu à peu l'ensemble du monde anglo-saxon. Ces « ultras » sont déjà à leur tour débordés par un mouvement « antihumain » qui n'entend plus seulement libérer les animaux mais réduire la population. Le Mouvement pour L'Extinction Volontaire de l'Espèce Humaine partage ce combat avec l'Eglise d'Euthanasia et le Front de Libération de Gaia. On passe ainsi progressivement et insensiblement de l'humanisme à l'antihumanisme, de l'antihumanisme à l'humanicide.
Le Département de Justice (ARM) est le premier groupe ultra à s'être fait connaître. Il reproche à l'ALF sa trop grande prudence et refuse d'attendre que la société évolue. L'heure de l'action a sonné : les exploiteurs des animaux auraient été assez avertis. Il serait temps qu'ils ressentent à leur tour la crainte et l'angoisse de la violence. Le département de Justice refuse ainsi toute distinction entre action légale et illégale. L'unique critère qu'il retient est l'efficacité du combat dans l'intérêt même des animaux. Toute action efficace serait donc légitime, qu'elle soit violente ou non violente. Le Département de Justice s'est fait connaître par l'expédition de diverses lettres piégées : 65 enveloppes avec des lames de rasoir enduites de mort au rat ont été confectionnées. Le Département a crié victoire lorsqu'un destinataire a annoncé renoncer à son activité. Un autre envoi de 87 lettres prétendument souillées avec le virus du SIDA (mars 1996) a visé ensuite des marchands de fourrure et des transporteurs d'animaux, etc. Une action du même type fut conduite ensuite au Canada contre des éditeurs de guides de chasse. Ce groupe canadien est parvenu à s'implanter depuis 1521998 en Europe du Nord (Suède). Certains font état d'un recrutement en Belgique Flamande et dans le nord de la France. Ces « justiciers » ont aussi menacé de contaminer des aliments avec des produits toxiques : le 11 octobre 1996, des lettres sont envoyées aux médias canadiens pour revendiquer l'intoxication de dindes (avec de la mort au rat) sur les étagères de trois supermarchés. Des milliers de produits sont retournés, les pertes sont estimées à 60 000 dollars. le 17 novembre 1997, nouvelle revendication d'empoisonnement, cette fois, aux États-Unis. L'organisation annoncera ensuite que ces opérations étaient simplement un chantage. Le Département de Justice rassure ses extrémistes en précisant que les peines encourues pour ce type de délit sont à peine plus sévères que celles sanctionnant d'autres actions : six ans de prison dont « seulement » trois ans et trois mois effectués pour un tel raid. Le Département de justice se dit prêt à tout pour obtenir la libération de ses prisonniers. Il invite à renforcer cette lutte illégale et violente contre tous les abuseurs d'animaux. Gurj Aujla, l'un de ses premiers activistes, expliquait après son arrestation que l'essentiel à ses yeux reste l'efficacité du combat et non le débat sur la légitimité de la violence. L'ALF cite aussi d'autres opérations comme l'expédition en juin 1994 de six lettres à des compagnies impliquées dans le transport d'animaux vivants (Angleterre - continent). Le texte affirme que toutes les sociétés auraient abandonné ce trafic en trois semaines. Le Département de Justice justifie cette violence, par la voix de l'un de ses activistes, en affirmant qu'il ne s'agit pas d'action symbolique ni de banal sabotage économique. Il estime que ce type d'action ne nuit pas nécessairement à l'image du mouvement dans la mesure où les cibles sont bien choisies et font l'objet d'une bonne campagne d'opinion : l'envoi de lettres piégées à des organisateurs de chasse à courre n'a ainsi pas empêché que le public anglais souhaite désormais son interdiction puisqu'une loi est à l'étude.
Quelques exemples :
_ Les premières lettres piégées furent expédiées en Angleterre par des groupes anonymes : En 1992, des lettres « piégées » sont envoyées à des responsables politiques ainsi qu'à des chercheurs favorables à la vivisection, un employé du 10, Downing street est blessé ; en 1995, d'autres lettres piégées blessent quatre personnes ; en 1996, nouvelle lettre piégée expédiée au Ministère de l'agriculture, tentative d'attentat contre le Prince Charles, etc. L'ALF (temporaire) revendiquera le 17 février 1998 l'envoi de vingt (fausses) lettres piégées en déclarant 153qu'elles auraient pu être munies de dispositifs antipersonnels ; le 1er juin 1998, quatre nouvelles (fausses) lettres piégées sont expédiées à Oxford.
- En Finlande, des chasseurs reçoivent des lettres contenant des balles (menaces de mort).
- Au Canada, en 1996, des lettres piégées sont envoyées à des industriels de la fourrure. Le service de renseignement prend très au sérieux cette nouvelle forme de terrorisme : « Une variante récente de la lettre piégée, qui a été revendiquée par le groupe britannique Département de justice, consiste à envoyer une lame de rasoir qui aurait été trempée dans la mort-aux-rats ou dans du sang de sidaique. Une telle lettre a été adressée au prince Charles. Des lettres semblables ont aussi fait leur apparition en Colombie-Britannique, revendiquées par un groupe utilisant le même nom et comportant une addition diabolique : l'adresse de l'expéditeur était celle d'une autre personne ciblée, de sorte que si le destinataire refusait la lettre et la retournait à l'envoyeur supposé, une autre cible des activistes des droits des animaux était en danger » (cité par l'expert canadien)
La Milice des Droits des Animaux (BRAS) a été fondée en Angleterre en 1985. Ce groupe impliqué dans des actes terroristes se développe surtout en Amérique du nord. Il est implanté, depuis 1998, en Suède où il revendique des raids contre des laboratoires (avec « libération » de 92 animaux cobayes en janvier, puis, de 2 souris en février 1998). La Milice est proche des positions du Département de Justice (ARM) puisqu'elle organise des actions spectaculaires destinées à semer la terreur parmi les industriels. Elle s'est spécialisée dans les menaces d'intoxication mortelles de certaines denrées. Elle informe ainsi en 1984 la société Mars de la contamination de lots de barres chocolatées en raison des tests de décomposition dentaire qu'elle ferait réaliser sur des animaux. La société rappelle les lots suspects : la Milice annonce qu'il s'agissait d'un canular. Le chantage aurait pourtant porté puisque la société aurait renoncé à ces recherches. D'autres fabricants de barres glacées ou sucrées ont subi depuis le même chantage. Le scénario est toujours identique : des échantillons contaminés sont envoyés à la presse. Le poison est soit de la mort-aux-rats, soit du liquide servant à nettoyer les fours. Les sociétés sont contraintes de rappeler les produits et subissent plusieurs millions de pertes. La Milice est cependant 154débordée par d'autres activistes qui n'en restent pas au canular : un communiqué de l'Associated Press (repris par l'ALF) annonce le 11 décembre 1998 que de la mort au rat aurait bien été effectivement trouvée dans certains gâteaux : le raid mené cette fois en Italie, à la veille de Noël, visait plusieurs marques d'une société. Le texte de revendication justifie l'opération par le refus des manipulations génétiques : les deux marques fabriquées par Nestlé se sont défendues d'utiliser des OGN en Italie. Les autorités sanitaires ont fait retirer les lots de gâteaux d'un millier de magasins. D'autres clandestins ont revendiqué, depuis 1995, divers empoisonnements d'oeufs, etc. La Milice développe aussi d'autres actions comme les atteintes aux biens individuels : le 23 avril 1992, en Colombie britannique la maison d'un chercheur est détruite. Elle incendie également, depuis 1994, surtout en Angleterre, certaines industries du cuir. Les pertes et dommages causés sont estimés à chaque fois à des millions de dollars. Un centre de recherche contre le cancer utilisant des animaux est attaqué en 1994. Des fabricants d'attirail de pêche et bottes subissent pour quatre millions (de $) de dégâts. Les enseignements tirés de l'expérience d'autres groupes terroristes (FLNC, etc) permettent de penser que certains chantages finiront par devenir strictement financiers : certaines entreprises pouvant accepter de payer pour s'acheter au prix fort leur sécurité. Il ne faut jamais oublier que le terrorisme coûte toujours très cher et doit être financé.
La Milice a annoncé qu'elle avait dressé la liste de dix scientifiques et expérimentateurs qu'elle assassinerait en cas de décès du gréviste de la faim Barry Horne. Elle a communiqué les noms de quatre premières victimes, deux à Oxford, deux à Londres. Ces premières cibles seraient des scientifiques ayant participé au clonage de Dolly. Ces menaces de mort violent son principe de non-violence cher à ses sympathisants. Il ne s'agit plus cette fois de sabotage économique, mais de véritables actions terroristes. L'ALF a publié sur son site un texte considérant que ces menaces traduisaient l'état d'esprit actuel des militants. Il parle de colère et de frustration conduisant au terrorisme. On pressent en quoi la bonne volonté des fondateurs de l'ALF serait de peu de secours dès lors que la logique du groupe débouche sur un engrenage terroriste.
155Chapitre 5
Les mouvances terroristes à intérêt particulier tendent actuellement à se rapprocher. Elles campent le plus souvent sur des positions théoriques antagonistes mais la force des armes semblent dans leur cas beaucoup plus forte que celle des idées et des valeurs. On peut parfois s'entendre avec un autre terroriste quelles que soient ses positions. Ce rapprochement motivé par une même acceptation de la violence est très préoccupant : il permet en effet d'augmenter les moyens terroristes, d'échanger des services, etc. Les experts britanniques et belges avaient déjà noté dans le passé certaines ressemblances entre des techniques habituelles de l'IRA et celles utilisées par des cellules de l'ALF.
Les mouvements écoterroristes se développent de façon très préoccupante : ils ne partagent pas la position individualiste des antispécistes mais usent des mêmes moyens. L'Earth Liberation Front (ELF) constitue le principal groupe « écoterroriste ». Il prend pour cible des équipements de mise en valeur des ressources et d'aménagement. Il préconise l'usage du sabotage économique comme moyen d'action contre les sociétés. Le FBI lui attribue des actes terroristes à caractère national depuis (au moins) 1987 avec cinq millions ($) de dégâts dans un attentat contre une exploitation forestière (Arizona). L'ELF est implanté aux États-Unis, au Canada et en Grande-Bretagne. Ses premières opérations de 1983 consistaient alors à planter des clous dans des arbres. Cette technique du « cloutage » rend le travail des 156bûcherons excessivement dangereux puisque la chaîne des tronçonneuses peut exploser à leur contact et les blesser. Un ouvrier aurait ainsi été grièvement blessé en 1997 en tronçonnant un arbre. L'organisation a renforcé depuis son potentiel d'action en publiant un guide de sabotage A Field Guide to Monkeywrenching et des brochures détaillent d'autres techniques. L'ELF a organisé durant l'été 1996 un important rassemblement au pays de Galles. G. Davidson Smith du Service Canadien du Renseignement de Sécurité confirme pourtant que Scotland Yard avait placé depuis 1975 les « écoterroristes » au rang de ses priorités en raison de leur refus « actif » des nouveaux plans d'aménagement du réseau routier. L'expert précise que des travailleurs ont été blessés par des dispositifs à fil-piège, que d'autres ont été la cible de tirs à l'arbalète ou sont tombés dans des fosses type Viêt-cong tapissés de pieux acérés. Un magazine Eco-Terroriste aurait même publié des plans détaillés pour la fabrication de mortiers, de bombes incendiaires, de grenades, etc. L'ELF a revendiqué récemment divers incendies criminels en proclamant que le but est de stopper la destruction de l'habitat naturel des animaux et l'exploitation de la nature.
Il existe incontestablement un échange d'informations entre les réseaux ALF et ELF. Le site Web de l'ALF décrit complaisamment des opérations clandestines de l'ELF. Certains de ses raids rejoignent en outre les combats du mouvement animaliste : L'ELF a ainsi revendiqué l'incendie, le 18 octobre 1998, d'un important élevage de Lynx, situé dans le Colorado (États-Unis), les dégâts atteignent 12 millions de dollars.
« Une moralité humaine massive serait une bonne chose. Il est de notre devoir de la provoquer. C'est le devoir de notre espèce vis-à-vis de notre milieu, d'éliminer 90 % de nos effectifs ! » (William Aiken)
Ce texte intolérable d'Aiken fut publié en 1984 par Tom Regan (un des leaders de la libération animale) dans un recueil de textes consacrés à l'éthique de l'environnement. Il n'est pas isolé car toute une littérature de ce type circule : comment s'étonner dès lors de l'existence de groupes anti-humains ? Nous évoquerons ici trois groupes appartenant à ce réseau et adhérant au point de vue antispéciste.
Le Front de libération de Gaia a un fonctionnement très proche de celui de l'ALF. Ces activistes créent aussi des structures sporadiques en fonction des buts du mouvement. L'objectif est d'assurer la survie de l'écosystème planétaire en considérant pour cela les humains comme un cancer ou un virus, voire une espèce étrangère à détruire sans pitié. Les humains étant, selon le FLG, programmés génétiquement pour détruire la planète, on ne pourrait assurer la survie de Gaia que par leur extinction. Ce Front est domicilié à Toronto où il dispose notamment d'une adresse postale officielle.
L'Église d'Euthanasia est aussi une organisation visant à réduire l'espèce humaine. Elle bénéficie aux États- Unis d'un statut religieux avec églises, prêtres, sermons et exonération fiscale. Elle est dirigée par le (pseudo) Révérant Korda sur la base des mots d'ordre « Economiser la planète, détruisez-vous » ; « mettez-vous à mort ». L'organisation se veut antispéciste (végan), elle participe aux actions anti-vivisection. Elle prône quatre moyens d'extinction de l'espèce humaine : le suicide, l'avortement, le cannibalisme (pour ceux qui mangent de la viande) et la sodomie (rapport non fécond). L'Église d'Euthanasia possède son propre site Web, des bâtiments, une revue, etc.
Le mouvement pour l'extinction volontaire de l'espèce humaine - en anglais VHEMT, prononcé "véhément" - est la troisième structure. Ses membres infiltrent les réseaux animalistes. Le site ALF propose ainsi une série de textes véhiculant leurs thèses antinatalistes. Le refus d'avoir des enfants y est présenté comme une forme de lutte en faveur des animaux. Ceux qui s'entêtent à procréer sont naturellement des adversaires. Ces articles renvoient les extrémistes de l'ALF au site du VHEMT et donnent son adresse. La culpabilisation envers les animaux débouche sur la haine de soi et de son espèce.
158L'antispécisme côtoie ici ce qui n'est pas de la misanthropie mais une haine de l'humain. Il débouche sur un fantasme d'humanicide (global ou limité à certains groupes). Certains antispécistes radicaux sont conscients de cette dérive : cela semble être le cas de David Olivier qui écrit que les plus « radicaux » parmi les militants et mouvements animalistes ont intégré, non pas l'idée d'égalité animale, mais plutôt les bases d'une éthique environnementale. Des leaders du FLA parlent couramment des humains comme d'une race malfaisante, dont la population doit être réduite de façon drastique et qui doit être maintenue à sa juste place que lui a assigné la nature (septembre 1994).
159Chapitre 6
L'antispécisme exprime une position régressive. Il en présente certains caractères schizophréniques liés au culte de l'indistinction. Ce refus du spécisme nourrit en fait une haine de soi étendue au genre humain. Cette haine s'accompagne d'un refus emblématique de la compassion. L'activiste ne cesse de répéter qu'il n'agit pas par amour mais par raison. Il exprime par l'usage pervers de ce discours le sadisme d'une raison froide.
L'ALF fonctionne de façon secrète. Il en tire des bénéfices secondaires nécessaires à sa propre pertinence idéologique. Cette dérive est commune à tous les groupes clandestins, qui se sachant menacés par les appareils répressifs des États voire internationaux, développent de véritables phobies. Le fonctionnement clandestin est en effet toujours pathologique (fût-il parfois légitime) : il suffit de se souvenir des difficultés de réinsertion de nombreux anciens résistants. Ces groupes attirent en outre des personnalités complexes parfois plus motivées par la dimension guerrière de l'action (la détention d'une arme), que par son idéologie. On combat généralement cette dérive en dissociant les logiques militaire et politique. La clandestinité de l'ALF est cependant d'une toute autre nature puisqu'elle engendre un fonctionnement déshumanisé proche de son contenu doctrinal. Elle s'écarte ainsi très largement des groupes clandestins dont la finalité reste humaniste. Une confusion se produit en effet entre son idéologie ouvertement antihumaniste et d'autre part, les conséquences psychosociologiques de son fonctionnement clandestin. L'activiste devient dupe de son propre combat dans la mesure, où du simple fait de sa clandestinité, il retourne l'idéologie de haine contre lui-même et les siens. Cette 160dérive vers une structure paranoïaque redouble alors le contenu régressif de son idéologie.
Nous décrirons le fonctionnement au secret de ces groupuscules animalistes en tentant de repérer ce qui relève d'une psychose collective ou d'une banale pression externe. La haine de soi se poursuit selon nous dans le groupe et en chacun. L'ALF a besoin de ce déni d'humanité. Il y puise les conditions de son fonctionnement paranoïaque. Cette structure rejaillit inmanquablement sur l'individu lui-même.
Les extrémistes ne reconnaissent pas individuellement, mais anonymement leurs raids : il ne s'agit pas de s'approprier publiquement les opérations même estimées justes et nécessaires. L'ALF rejette le martyr inutile de ses activistes et toute auto-glorification dangereuse. Il condamne, pour la même raison, toutes les actions symboliques destinées à augmenter la conscience du public pour privilégier celles qui causent d'importants dommages.
L'ALF enseigne au moyen de divers guides les méthodes de l'action clandestine. Les contraintes de secret ne régentent pas uniquement les raids mais toute l'existence. La déshumanisation liée à ce mode de vie particulier concerne la sphère la plus intime. Elle exige de chacun de ses activistes une véritable subculture de sécurité et de protection. Elle insiste sur l'anonymat qui doit régler la vie privée, chacun ignorant tout des autres. Le secret porte autant sur les autres cellules que sur les financiers de son propre groupe. L'activiste est désigné par un « pseudo » et dissimule son appartenance et ses activités. L'ALF développe aussi une culture du sacrifice en rappelant les risques judiciaires et en interdisant à ses activistes d'avoir certain type d'ami, tel mode vestimentaire ou de vie. Nous exposerons ci-dessous la façon dont l'ALF évite au mieux l'affrontement avec la police. Nous évoquerons ensuite les consignes à respecter lors ou après une arrestation. Nous parlerons enfin de la situation particulière des prisonniers « politiques » antispécistes.
La première difficulté pour une organisation clandestine est de créer des structures lui permettant de recruter de nouveaux membres. Ces viviers sont le plus souvent des associations de masse partageant le même combat d'un point de vue éthique. Il ne peut être question en effet de passer des petites annonces ou 161de répondre aux offres reçues. Le risque d'une manipulation ou infiltration policières est beaucoup trop grand. L'ALF a donc donné à chacun la possibilité de créer sa propre cellule autonome. La pratique personnelle de l'action directe est donc devenue le seul moyen d'être intégré à l'ALF. Le groupe se charge d'apporter le bagage théorique nécessaire pour être un bon saboteur. Cette littérature est soit émise directement par l'ALF soit par d'autres groupuscules. Elle est expédiée à un faux nom à une poste restante ou à un centre de courrier privé. Il est en outre déconseillé d'utiliser sa propre ligne téléphonique (Web, téléphone, etc). Les chefs de cellule doivent avoir la plus grande vigilance et montrer l'exemple. Ils ne doivent par exemple jamais utiliser leur propre véhicule, téléphone ou ordinateur. Ils adoptent un style corporel ou vestimentaire et un mode de vie les plus anonymes. Certains ont des comportements qu'ils qualifient eux-mêmes de conservateurs. L'individu se met ainsi à fonctionner en partie double, avec de multiples visages.
Nous évoquerons seulement les consignes les plus connues :
- ne jamais rien dire à personne qu'il n'ait absolument besoin de savoir ;
- ne jamais discuter des actions avec des personnes non impliquées ;
- ne jamais (re) discuter des actions lorsqu'elles ont été menées ;
- ne jamais discuter des opérations chez soi ou dans sa voiture ;
- ne discuter que dans un lieu sûr (bois, etc) ;
- ne jamais reconnaître son appartenance à l'ALF.
Ces contraintes compréhensibles du point de vue militaire ont cependant des effets psychologiques et sociologiques tout à fait indéniables sur ceux qui les respectent.
L'ALF entend contrôler jusqu'aux relations amicales de ses membres.
Il donne cinq consignes à respecter scrupuleusement.
162- Ne pas avoir d'ami ayant une autre activité criminelle : ils pourraient vous dénoncer dans l'espoir d'alléger leur propre peine.
- Ne pas avoir de relations avec ceux qui ne partagent pas la cause. Ne pas hésiter à rompre tout lien, ne pas se fier à la réputation des personnes mais vérifier qui elles sont.
- Tenter d'évaluer les risques liés à chaque connaissance : comment telle personne réagirait en cas d'arrestation, d'interrogatoire, de pression policière ? Serait-elle capable de répéter les mensonges prévus, de protéger le groupe, de se sacrifier ? Est-elle prête au besoin à aller en prison pour une durée de cinq à dix ans ?
- Expliquer à chacun ce qu'il risque, comment la police agit pour obtenir des preuves, quels sont les indices les plus compromettants.
- Apprendre à désamorcer à l'avance les pièges habituels.
L'activiste entre ainsi dans une logique paranoïaque, se méfiant de chacun et de lui-même. Cette psychologie n'a rien de naturel et résulte d'un véritable entraînement. L'activité clandestine prend le pas sur toute autre dimension de l'existence : on devient un professionnel de l'action directe c'est à dire que, non seulement, on perd tout contact avec la réalité, mais qu'on substitue des critères d'efficacité à ceux de l'éthique. L'activiste n'a pas le droit de parler de son activité, même à l'intérieur du groupe. Il se trouve de ce fait enfermé avec/dans ses convictions, ses doutes ou ses craintes. L'action devient un besoin car elle sécurise, elle offre le réconfort de la compagnie des autres. Les seules discussions tolérées entre activistes sont d'ordre technique sur des opérations. Ce refus de l'humanisation des liens rejaillit sur la signification de l'engagement
L'ALF soupçonne les autorités policières de lire son courrier et ses E-mail. Il a donc mis au point diverses techniques pour préserver la confidentialité de ses communications. Il recommande ainsi de rédiger les rapports sur des papiers ordinaires en utilisant exclusivement des lettres capitales ou, si possible, une machine à écrire publique. Les rapports les plus sensibles peuvent être écrits par plusieurs personnes : chacune à tour de rôle écrit une lettre (A, B) ou même parfois des fragments de lettre. La lettre « A » peut ainsi être dessinée par trois personnes 163différentes, on opère ainsi jusqu'au bout. L'expéditeur veillera, bien sûr, à ne pas laisser d'empreintes sur le papier ou l'enveloppe. Les fautes d'orthographe constituent une vraie signature (utiliser un dictionnaire). La prudence extrême concerne bien sûr les lettres de revendications d'actions illégales.
L'action directe doit être à la fois clandestine et publique pour être efficace. Il ne servirait en effet à rien d'agir si l'on ne revendiquait pas son acte et ses motivations. Cette contrainte de publicité constitue la principale menace pour tout clandestin. L'ALF a donc défini un protocole pour gérer au mieux ses diverses communications.
Les activistes agissent mais ne doivent pas revendiquer eux-mêmes certains actes. Les revendications d'attentats sont ainsi centralisés et donc, de ce fait, monopolisés. La contrainte technique engendre des effets politiques sur le fonctionnement du groupe. L'ALF diffuse cependant une série de consignes pour les revendications banales. Le courrier revendiquant des actes illégaux doit être réalisé sur du papier très ordinaire. Il est dactylographié avec une machine publique ou rédigé avec des majuscules. Le port de gants est obligatoire pour ne pas laisser d'empreintes (papier, enveloppe, timbre). L'enveloppe ou le timbre doivent être par ailleurs humectés avec une éponge banale. Il ne faut jamais sauvegarder même provisoirement un texte de revendication ou un autre document sensible, car la police peut aisément le retrouver dans la mémoire morte. Les photocopies seront réalisées avec une machine publique sans toucher aucun exemplaire. Un papier est placé sur le plateau de réception puis un autre sur le dernier exemplaire. On glisse chez soi les photocopies dans des enveloppes en utilisant des gants et après avoir nettoyé l'espace de travail pour ne pas laisser de fibres textiles ni de cheveux. L'activiste porte aussi pour cette dernière opération un masque ou une cagoule. L'adresse des destinataires est écrite avec un stylo commun (identification de l'encre) ou avec une machine à écrire accessible dans un lieu public (université, bibliothèque, etc). Les lettres sont placés dans une grande enveloppe vidée directement dans la boite. Cette dernière opération est menée si possible avec des gants et un casque de moto. L'enveloppe de protection comme les autres indices seront systématiquement détruits.
L'ALF a créé un service de presse professionnel pour diffuser ses messages. Il est chargé d'expliquer les raisons et les conditions des différentes opérations reconnues. Il remplit donc à ce niveau une fonction de police idéologique en accordant ou non l'aval. Les cellules lui communiquent les informations qui, après vérification, sont labélisées lorsqu'elles sont conformes aux quatre grands principes de sa charte. L'ALF précise que ses officiers de presse sont des indépendants qui ne sont pas personnellement en rapport avec les cellules ni avec aucun activiste qui s'en réclame. Ce dispositif vise à assurer l'impunité juridique de ses deux chargés de communication. Le premier service de presse de l'ALF est organisé aux États-Unis : ses coordonnées nominatives, postales, téléphoniques, et E-mail sont bien sûr publics. Un autre service de presse est organisé en Grande-Bretagne pour couvrir l'Europe. Ils sont naturellement les seuls porte paroles officiels de l'ALF sur le territoire qu'il régente. Les activistes communiquent avec eux anonymement et en utilisant certains codes secrets.
L'ALF diffuse ses méthodes pour identifier et neutraliser les divers informateurs. Un premier type regroupe ceux qui infiltrent des groupes pour obtenir des informations qu'ils livrent aux services de police ou à certaines sociétés privées. Ces informateurs sont difficilement repérables car il s'agit de « vrais » professionnels. Ils peuvent avoir n'importe quel âge, être de n'importe quel sexe ou condition sociale. On peut avoir des soupçons lorsqu'apparaît brusquement un militant super activiste. Il faut surveiller ceux qui posent des questions sur les structures et le fonctionnement. Un interrogatoire permet parfois de tester les connaissances doctrinales jugées normales. Un second type d'informateurs regroupe les activistes qui ne savent pas se taire. Certains éprouvent en effet le besoin de raconter à n'importe qui leurs propres exploits. Il faut se méfier des membres qui ne cessent à l'intérieur du groupe d'évoquer les raids. L'ALF recommande aussi de se protéger des gens trop influençables par leur entourage. L'individu fragile dans le privé le sera aussi probablement devant les services de police. Chaque cellule désigne normalement son responsable de la sécurité intérieure.
L'ALF protège efficacement tous ses circuits de communication dont bien sûr Internet. Il utilise pour cela des technologies de codage et de chiffrage des informations. Les messages confidentiels sont anonymés et rendus complètement incompréhensibles. Internet offre la possibilité de contourner l'interdit s'utiliser un chiffrage d'ordre privé. L'ALF recommande même plus particulièrement deux grands logiciels de chiffrage. L'objectif de cette construction d'algorithmes est de gêner le travail de la police. Certains fichiers sont cachés à l'intérieur d'images ou de symboles peu repérables. Un document de plusieurs pages décrit aussi la meilleure utilisation des mots de passe : il est recommandé de ne jamais utiliser des expressions courantes, des noms propres ou des dates identifiables (date de naissance, numéro de téléphone, de sécurité sociale, etc). L'emploi de configurations trop simples est à bannir (type AZERTI, etc). Le mot de passe peut substituer des symboles aux lettres afin de tromper les dispositifs les plus sophistiqués utilisés par les services de police pour percer les « codes ». Un « bon » mot de passe ne devrait pas être « réinventable » même par son concepteur (étourdi). Il est appris mentalement puis gestuellement en le tapant de suite des centaines de fois. Chacun doit disposer de plusieurs mots de passe et niveaux de chiffrage différents. L'objectif est de ralentir au maximum le travail d'investigation de la police scientifique. L'ALF diffuse un document de formation intitulé « technologies cryptographiques ». Deux algorithmes de niveau militaire sont recommandés après évaluation scientifiques.
Le même système est utilisé dans ce cas pour chiffrer et pour déchiffrer le message. Les États-Unis interdisent en principe l'exportation (diffusion) de chiffres symétriques utilisant des clés au dessus de 56 bits. Il semblerait selon diverses sources d'informations que le système préféré Idée offre une vitesse et sécurité de 128 bits.
Ce système est le plus sophistiqué car le chiffrage et le déchiffrage sont indépendants.
166Un document sensible cite également d'autres techniques de brouillage permettant de parasiter sa propre communication. L'ALF donne des explications sur la façon de casser les chiffrages avec des puces testant environ 200 millions de DES keys/seconde. Ces méthodes permettent ainsi d'essayer la moitié des clés possibles en 5 heures.
L'ALF enseigne comment combattre cinq méthodes policières.
L'ALF dénonce les programme de surveillance : systèmes d'écoute, cambriolages, etc. Il considère que le but de la police n'est pas seulement d'obtenir de l'information, mais surtout de créer une psychose paranoïaque au sein des groupes qui se savent surveillés. L'activiste perd de l'énergie et de l'argent pour sa protection ou se réfugie dans l'inaction. Cette pression conduit à commettre des erreurs, car tout devient (faussement) important.
La fabrication de faux, par la police, créerait des tensions au sein des groupes. Cette paranoïa pourrait engendrer des crises et des violences psychiques ou physiques. Le « faux frère » est en effet toujours considéré comme bien pire que l'adversaire : la police peut donc par ce biais espérer des trahisons, voire même une collaboration efficace.
Certains « faux » servent à décrédibiliser l'adversaire (faux buts, fausses méthodes). Cette déstabilisation force à apparaître au grand jour et à prendre le risque d'être identifié. Cette pression renforce la paranoïa. Elle immobilise en détournant des vrais objectifs.
La police peut utiliser les médias pour discréditer publiquement les extrémistes. L'objectif est de tarir le crédit dont ils disposent dans d'autres réseaux. Ils doivent alors réagir et parfois, en commettant des erreurs permettant de les identifier et démanteler.
L'ALF dénonce la création ex-nihilo de pseudo-groupes de défense des animaux. Ils auraient pour but de destabiliser les autres organisations véritables (comme eux). Ils nuiraient (selon l'ALF), par leur provocation, à l'image du mouvement animalier.
Les méthodes de contre-espionnage permettant de déceler tout signe suspect :
- circulation d'informations confidentielles ;
- changement de volume ou bruits bizarres sur la ligne téléphonique ;
- bruits anormaux lorsque le combiné est orienté vers le haut ;
- sonneries intempestives sans que personne ne réponde ;
- interférence anormale avec un poste de télévision ou radio ;
- cambriolage sans effraction et sans aucun vol ;
- traces de passages comme des morceaux de plafond sur le sol ;
- disparition de la peinture sur des vis ou présence de marques anormales ;
- présence anormale de voiture à proximité de votre domicile ;
- mouvements anormaux de votre serrure ;
- meubles ou dossiers légèrement déplacés sans raison apparente.
Les activistes peuvent piéger les espions en communiquant de fausses informations (par téléphone), en laissant volontairement des mouchards en place lorsqu'ils ont été trouvés. Un petit morceau de papier coincé dans un tiroir permet ainsi d'établir qu'il a été ouvert, un caillou placé sous une porte laisse également des traces sur le sol en cas d'ouverture.
168L'ALF se tient très bien informé de l'évolution des outils de la police scientifique : identification par l'analyse des cheveux, de la salive, des fibres textiles, de l'écriture, etc. Il explique comment ne pas laisser de sang en cassant une vitrine ou lors d'un raid. Il recommande de ne pas conserver ou jeter les cagoules ou foulards ayant servi à des raids car ils contiennent de la salive permettant aisément l'identification des auteurs. L'ALF mentionne enfin les cas où la police est parvenue à confondre les coupables au moyen d'expertises d'écriture sur la base de lettres de revendication ou de slogans peints. Les activistes sont invités à utiliser systématiquement des contrefaçons.
L'ALF étudie toutes les documentations disponibles sur les méthodes utilisées par les agences de renseignements pour contrer les divers types de groupes extrémistes. Il met en garde ses membres contre les conditions d'interrogatoires et d'emprisonnement.
L'ALF décrit les trois situations de confrontations possibles avec la police
- le contact consensuel
La police vous contacte en l'absence de toute preuve ou même de doute : restez poli, refusez toute collaboration, partez immédiatement lorsque c'est possible, etc. Le danger est qu'un enquêteur découvre par hasard un indice (traces de peinture sur les doigts).
- La détention provisoire
La police vous suspecte, mais n'a pas assez de preuves pour vous arrêter : opposez vous à toute fouille, refusez de parlez, etc.
- L'arrestation
La police a des preuves contre vous : une seule solution : résistez !
Les activistes sont sans cesse sous la menace d'une interpellation (flagrant délit ou pas). L'ALF reconnaît (non sans humour) 169que la confrontation directe entre ses activistes végans maigres et des fermiers viandistes tourne souvent à leur désavantage physique. La solution consiste à se munir d'armes défensives comme un pulvérisateur de poivre. L'ALF recommande de ne jamais risquer d'autres arrestations pour libérer un militant car chaque combattant qui tombe constitue déjà une perte en soi pour les animaux. Le commando doit en revanche renoncer à une opération en cas de menace ou lorsque le raid est déjà lancé, il faut tenter de s'enfuir collectivement à la moindre alerte. L'ALF a établi un protocole de comportement en cas d'arrestation : chacun sait parfaitement avant de s'engager dans l'action illégale quels sont les risques encourus. Chacun est convaincu que l'organisation toute entière fera tout son possible pour l'assister.
Les méthodes d'interrogatoires sont bien sûr dénoncées : le but est d'en informer les activistes pour qu'ils se préparent à résister efficacement. L'effet de surprise et l'isolement constituent en effet le meilleur renfort des enquêteurs. Les mensonges sont parfois déconseillés car la police peut en déduire des faits exacts. Le silence absolu est donc donné comme une véritable règle d'or en matière de protection. Un document sensible décrit les principales techniques policières :
- Une tactique courante consiste à faire croire à chaque prévenu que les autres ont parlé, parfois en racontant qu'ils ont dénoncé vos agissements afin de faire avouer. L'activiste ne doit jamais croire les policiers et exiger une confrontation ;
- Une autre tactique consiste à faire croire qu'un aveu limité sera suffisant. L'activiste parle en pensant échapper ainsi à une inculpation, ce qui est, bien sûr, stupide. L'extrémiste doit préparer ses réponses pour ne laisser aucune brèche dans sa défense ;
- On fait croire qu'un aveu sans conséquence attirera la clémence des juges.
- On laisse croire que la police sait tout de l'organisation et de ses agissements ;
- Une cinquième méthode consiste à chercher à scinder le groupe en expliquant que ce n'est pas la cause qui est contestable mais les méthodes de certains activistes. On conseille alors de les « lâcher » dans l'intérêt de tous et notamment des animaux ;
170- On peut faire semblant de sympathiser humainement ou intellectuellement : intervention d'un policier (dont les enfants seraient végétariens) afin de vous amadouer.
L'ALF a dressé la liste des dix commandements en cas d'arrestation.
Nous en résumons l'essentiel :
1) - Ne parler ni aux agents du FBI, RMCP ou autres ;
2) - Ne pas laisser la police pénétrer dans votre domicile ou votre bureau sans avoir vu un mandat de perquisition ou d'arrestation précisant le lieu et les choses à chercher ;
3) - Relever l'identité des policiers, observer ce qu'ils font, prendre des notes, s'entourer si possible de témoins, etc ;
4) - Ne décliner que son identité et son adresse ;
5) - Se méfier de ses propres paroles y compris au téléphone ;
6) - Refuser toute analyse de votre sang ou de vos cheveux ;
7) - Réclamer de passer trois communications téléphoniques (avocat, ami, parent) ;
8) - Ne pas mentir à un agent fédéral car c'est un crime ;
9) - Ne pas parler pour tenter d'échapper à une arrestation ;
10) - Exiger un avocat pour être moins intimidé.
Le texte précise que la police n'a recours à la violence que si elle sent son utilité. Il précise comment résister au mieux à un interrogatoire musclé : ne pas tenter d'éviter les coups, ne pas reculer, essayer de se protéger, se mettre la tête entre les mains, se mettre en boule dans un coin, hurler, faire du bruit, gagner du temps.
L'administration américaine a tenté de désamorcer ce crypto-terrorisme en lui appliquant les recettes qui avaient fonctionné contre les brigades rouges et les mafias. Elle a créé des structures comme les grands jury pour recevoir en secret les confidences. Ce système a affaibli l'ALF fin 80, mais il s'est heurté à son fonctionnement en réseau. L'activiste convoqué officiellement devant un grand jury devait répondre aux questions sans avoir le droit de se faire représenter, ni même de se faire assister par un avocat. 171L'effet a été dévastateur car personne ne savait qui était entendu, ce qui était demandé et répondu. L'ALF a depuis développé une stratégie efficace en deux points :
1) - L'activiste refuse personnellement de collaborer ;
2) - L'ALF dénonce parallèlement publiquement cette méthode.
Le but est d'obtenir le soutien de groupes de défense des libertés individuelles.
Les activistes arrachent ainsi souvent leur libération sur parole ou contre caution.
Quelques exemples :
- Dave Blenkinsop condamné au Royaume Uni pour incendie criminel est libéré sur parole le 12 février 1998. Un autre membre du commando, John Hughes, reste en prison en raison de ses déclarations.
L'Europe latine connaît encore mal l'antispécisme et son cortège d'actions violentes. Il semble qu'au fur et à mesure que cette idéologie progresse, les prisons se remplissent.
- Les activistes emprisonnés sont-ils des prisonniers politiques ?
Les Cahiers antispécistes ont consacré un texte aux prisonniers "politiques" de l'ALF : « A ce jour, plus d'une centaine de militant "e" s de défense ou de libération animale dont enfermé "e" s dans des prisons des États humanistes, pour avoir aidé illégalement quelques-unes des innombrables victimes de l'exploitation spéciste. » (avril 1998). L'auteur du papier explique parler peu habituellement de tous ces prisonniers, préférant plutôt insister sur le sort des non-humains et sur des formes d'actions plus politiques. Il explique cependant que « leur action rappelle souvent celle de l'Underground Railroad au XIXe siècle, réseau qui aidait aux États-Unis les esclaves fugitifs/ives du Sud à atteindre les États non esclavagistes du Nord. A ceci près qu'aujourd'hui, aucun pays n'a aboli la domination spéciste et il n'y a nulle part d'accueil sûr pour les non humains arrachés à leurs "légitimes propriétaires" (expérimentateurs, éleveurs...), ni non plus pour leurs allié "e" s humain "e" s. (...) Dans tous les pays du monde, les brimades et les humiliations (ou pire...) sont le lot quotidien de tout "e" s les prisonnièr "e" s. Mais c'est aussi à cause de l'ampleur prise outre-Manche par l'action directe libérationniste que les mesures répressives y sont souvent très dures et les peines 172si lourdes. Le autres États d'Europe observent la situation avec inquiétude et craignent l'extension du phénomène. De fait, il y a déjà des militant "e" s en prison en Allemagne, en Finlande et dans d'autres pays du Nord ».
Les activistes de tous les pays s'accordent donc au moins déjà sur le refus de qualifier ces groupes de terroristes, préférant parler de militants en prison, de combattants, etc. Il est vrai que pour eux, les vrais terroristes seraient les fermiers, les ouvriers d'abattoirs, les expérimentateurs, les chasseurs, les membres des forces de l'ordre, les « viandistes ». L'ALF revendique pour ses activistes emprisonnés un statut de prisonnier politique. Il anime aussi l'essentiel du soutien. Son site Web comprend trois grandes rubriques :
- La liste des prisonniers actuels
La liste comprend à ce jour 38 noms.
Les prisonniers sont anglais, américains, belges, suédois.
Les motifs des sentences vont des raids dans des fermes à des attentats à l'explosif.
Les peines vont de quelques mois à près de vingt ans.
Quelques exemples :
- 90 jours de prison pour un raid contre une ferme (vison) au Canada.
- 90 jours de prison pour un raid contre un magasin de fourrures (États-Unis).
Les trois femmes ont été libérées au bout de 15 jours de grève de la faim.
- Rod Coronado, ALF depuis 1985, participe, en 1992, au raid contre l'université du Michigan, 32 ans de recherche détruits, des visons libérés, il est condamné à 57 mois de prison.
- Barry Horne est le plus célèbre activiste actuellement détenu. Âgé de 46 ans, il est condamné pour divers incendies criminels de magasins situés sur l'Ile de Wight. Les dommages sont estimés à environ 3 millions de livres sterling. Horne a été arrêté en juillet 1996 et jugé le 12 mai 1997. Il est condamné à 18 ans et son complice à 14 ans. Les raids avaient pour but de contraindre le gouvernement à créer une commission royale sur les expérimentations animales pour lancer un mouvement d'opinion. Barry Horne en est à sa troisième grève de la faim consécutive : son premier jeûne a duré 35 jours, le suivant a atteint 46 jours, il a interrompu la dernière au bout de 68 jours. La grève commencée 173le 30 octobre 1998 a pris fin après un accord le 3 décembre 1998. Son état de santé est critique : son foie serait défectueux, il serait presque aveugle et sourd. Les médecins estiment qu'il ne se rétablira pas à plus de 50 %. La Coalition des Animaux Trahis a expliqué que Barry Horne n'est pas lui-même en rapport avec l'ARM et qu'aucune de ses actions n'a jamais blessé personne.
Barry Horne dispose personnellement de deux sites Internet
- La façon de soutenir les prisonniers de guerre
Les sympathisants peuvent envoyer de l'argent ou des livres aux activistes emprisonnés.
- L'organisation des groupes de défense
Les activistes revendiquent naturellement l'accès à une nourriture Vegan en prison.
Cet objectif est la cause de nombreuses grèves de la faim. Les prisonniers refusent aussi tous les traitements avec des produits testés sur des animaux (cancer). L'ALF explique que faute de régime Végan, une condamnation de six mois peut ainsi se transformer (illégalement) en une véritable peine de mort. Il organise donc via son site des démarches collectives auprès des autorités politiques ou pénitentiaires. Beaucoup mènent par exemple un combat pour que l'interdiction de dépenser librement plus de 40 dollars pour son propre approvisionnement en prison soit supprimée. Une pétition internationale circulait encore en juin 1999 pour obtenir satisfaction sur ce point.
174Chapitre 7
Les activistes de l'ALF et consorts ont mobilisé contre eux des forces très disparates. Elles vont des scientifiques aux industriels, en passant par des indiens ou les handicapés. La critique est parfois commandée par des objectifs strictement financiers : l'industrie ne dénonce pas leur vision du monde, mais des actions violentes qui lui font préjudice. Une partie des scientifiques protègent également leur travail ou leur réputation, etc. Des peuples autochtones menacés par les décisions prises sous la pression des activistes défendent tout à la fois leur revenu financier mais aussi leur mode de vie et leur culture. Des réactions très hostiles proviennent de milieux anarchistes, écologistes, antifascistes. La gauche traditionnelle semble très peu au fait de ces débats et de leurs enjeux. Sa pensée théorique semble pourtant parfois fortement travaillée par un antispécisme soft. Des associations d'handicapés ont mené en Allemagne un combat nécessaire contre cette atteinte intolérable à leur dignité et à travers eux, à celle de toute l'espèce humaine.
La première résistance est venue des milieux scientifiques, notamment médicaux. Certains chercheurs se sont regroupés pour résister aux accusations lancées. Ils expliquent que les expériences sont nécessaires et les plus respectueuses possible. Ils proposent même de mettre au point des chartes de bons comportements éthiques. Ils dénoncent parallèlement les menaces dont ils seraient de plus en plus victimes. La Fondation américaine pour le progrès et l'éducation médicale rappelle ainsi que : « les progrès médicaux sont menacés par des activistes qui voudraient 175en terminer avec l'utilisation des animaux dans les laboratoires pour la recherche de traitements et de cure. Les campagnes de désinformation bien financée contre la recherche n'est pas la seule arme utilisée par les activistes des droits des animaux. Les activistes les plus extrémistes (...) ont utilisé des méthodes d'intimidation et de terrorisme : incendies, actes de vandalisme, menaces, diffamations, vols, harcèlement physique (...) Le résultat est que de grands scientifiques craignent pour leur vie. De jeunes chercheurs compétents sont en train de choisir d'abandonner totalement la recherche. Les découvertes pour sauver des vies humaines sont retardées et de personnes continuent à souffrir et à mourir »
La Fondation accuse l'organisation PETA de cautionner cet activisme violent. Elle reproduit publiquement une citation d'Alex Pacheco (important dirigeant de PETA) précisant que : « Les crimes d'incendie, la destruction de propriétés, les vols sont des crimes acceptables dès lors qu'ils servent la cause animale » (Conférence, 1989)
Les industriels se sont regroupés pour défendre leur point de vue et organiser la lutte. Ils expliquent que les conditions de traitement des animaux se seraient améliorées. Certains proposent de négocier des chartes avec des associations de protection animale. Ils rétorquent que les libérations et autres raids seraient particulièrement meurtriers : les animaux seraient stressés, blessés, voire même souvent tués accidentellement. Les industriels échangent également des informations sur les risques encourus ou sur les divers moyens utilisés par les commandos et sur les méthodes de prévention. Une association d'éleveurs de visons canadiens (CMBA) a offert ainsi une prime de 50 000 dollars pour tout renseignement qui permettrait la capture de terroristes de l'ALF. Beaucoup d'autres syndicats de fermiers américains font des propositions identiques.
Le Centre de défense de la libre entreprise, basé à Washington, a créé ainsi récemment un site Web « Ecoterror response network » dénonçant toutes les formes d'éco-terrorisme. Une association dénommée National Animal Interest Alliance (NAIA) a été fondée pour regrouper des hommes d'affaires, des scientifiques, des fermiers opposés au terrorisme.
Le conseil du village d'Old Massett a commandé une expertise sur les répercussions des restrictions de l'Union européenne sur l'importation des fourrures d'animaux sauvages. Richard Maracle, expert-conseil indépendant, travaille pour la commission royale des peuples autochtones et fut conseiller d'Indigenous Survival International (Canada). Il considère que le diktat européen d'interdire l'importation des fourrures et produits dérivés de douze espèces d'animaux à fourrure touche directement, financièrement et culturellement, des dizaines de milliers de familles issues des peuples autochtones. Il précise que cette mesure est un nouvel incident dans une série d'agressions perpétrées depuis 500 ans contre la survie de peuples autochtones d'Amérique du nord. Il rétorque aux lobbies occidentaux qu'aucune espèce animale à fourrure n'est actuellement menacée ou en voie d'extinction et que la plupart des trappeurs autochtones ont abandonné les pièges à mâchoires pour d'autres méthodes : « il est franchement ironique que des groupes européens de défenseurs des droits des animaux, qui habitent des pays où la faune est pratiquement absente, se permettent de dicter, par l'intermédiaire du Parlement européen, une éthique de l'exploitation des animaux sauvages à ceux dont la vie se confond avec la nature » (in Web).
« Nous n'allons pas créer de réseau commun avec des personnes et des groupes qui violent ce consensus fondamental et qui attribuent ou retirent à d'autres êtres humains le droit à l'existence en raison de leurs capacités » (collectif anti Singer, Berlin, 14 septembre 1997).
Les milieux antispécistes dénoncent la véritable chasse aux sorcières sont ils seraient l'objet. Il serait aisé de remarquer que leurs écrits circulent aisément (bibliothèques municipales, etc) qu'ils utilisent librement certains réseaux de grandes universités pour diffuser leur propagande. Ils accèdent à la télévision, à la radio, aux médias, organisent des conférences dans les librairies. Il se veulent pourtant victimes d'ostracisme et d'une diabolisation digne du moyen-âge. Peter Singer recense les actions menées par la gauche européenne ou certains groupes d'handicapés. Il explique que cette discrimination concerne d'autres experts en éthique appliquée :
177- annulation d'un cours en Allemagne fondé sur l'ouvrage de Singer recommandant l'euthanasie ;
- annulation d'un congrès en Allemagne organisé par la société européenne de philosophie de la médecine et de la santé et transfert en Belgique en raison de l'activité du Forum anti-euthanasie ;
- annulation d'une conférence en Autriche suite à l'intervention d'un Forum des associations pour les infirmes et handicapés, l'université avoue ne pas savoir à qui elle avait à faire ;
- annulation d'une série de conférences en Allemagne suite à des manifestations ;
- perturbation d'une session de formation organisée par les églises catholiques et protestantes ;
- annulation du colloque Wittgenstein (Autriche) sous la pression des opposants ;
etc.
La stratégie des antispécistes semble partout la même : faire croire qu'ils sont interdits de parole. Certains en profitent au passage pour dénoncer le refus de dialoguer avec les négationnistes. D'autres expliquent que ce sont les mêmes qui s'en prennent à eux, aux pédophiles et aux sectes. Partout, ils tentent de constituer un front uni entre des positions qui n'ont rien de comparables : leurs adversaires doivent être aussi nécessairement homophobes, antiféministes, âgistes, etc. Leur but est simple : dénaturer les critiques qui leur sont adressées afin de rallier des partisans.
L'antispécisme souhaite entretenir des relations avec certains mouvements idéologiques. Il a tenté sans succès de collaborer avec les végétariens ou les antivivisectionnistes. Il s'est choisi ensuite des alliés comme certains milieux libertaires, féministes ou gays. Ces liaisons dangereuses sont également contre nature.
L'antispécisme est rangé par les services de police parmi les divers courants de l'anarchisme, c'est pourquoi la nouvelle loi organique des services de renseignements et de sécurité belge 178traite ainsi ensemble des conceptions racistes, xénophobes, anarchistes, nationalistes ou totalitaires. Nous pensons bien au contraire que l'antispécisme constitue non pas une accentuation de l'idée anarchiste ou libertaire, mais sa perversion, de la même façon qu'il trahit les idéaux égalitaires. Le mouvement antispéciste est né dans les squats anars, mais leurs relations sont plus complexes. Il serait tout aussi juste de dire que l'antispécisme n'a pas pire ennemi que certains anarchistes. Les libertaires sont en effet très divisés face à cette question qui risque de les faire « exploser ». Pour une page antispéciste dans quelques revues libertaires ou une association comme Margot Versas-SA c'est à dire Margot Vitupère contre les exclusions racistes, sexistes, Agistes, spéciste combien de protestataires de la Fédération anarchiste, du Monde libertaire ou du réseau Reflex ? Les anars latins ont nous mettre en garde contre cette dérive du milieu libéral-libertaire. Le sigle de l'ALF reprend certes manifestement le symbole de l'anarchie mais est-ce assez ? Ronnie Lee, le fondateur de l'ALF se veut certes anarchiste, mais de quelle tradition ? Le terrorisme anarchiste n'a existé en France qu'entre 1890 à 1900 (cf. : J. Maitron). Cette stratégie de propagande par le fait a été beaucoup plus développée dans d'autres pays (Russie, Espagne, Italie) et au sein d'autres idéologies politiques (néo-fascisme) ou religieuse (fondamentalisme, extrémisme musulmans, activistes « anti-avortement »). Le mouvement anarchiste reste heureusement très globalement hostile au terrorisme. Il convient en effet de ne pas confondre la violence symbolique et la violence aveugle.
L'antispécisme est autant une machine de guerre contre l'écologie qu'antihumaniste. Il combat en fait toutes les idéologies défendant des intérêts humains, présents ou futurs. Il est donc fondamentalement faux de confondre écologie et antispécisme extrémistes. Autant Luc Ferry a raison de critiquer les dérives d'une certaine écologie oubliant l'humain, autant il est erroné de faire de l'antispécisme la fille (bâtarde) de l'écologie. Le seul point de contact entre eux s'établit par le biais d'une « écosophie » obscurantiste. Certains antispécistes se voient en démiurges modifiant jusqu'à la chaîne alimentaire. Un chat peut être végétarien, un enfant n'est pas voué à être porté par une femme. L'antispécisme croit en la toute-puissance de la technique, en l'industrialisation, alors que l'écologie de méfie plus que tout de ces fantasmes liés à notre modernité. L'antispécisme est porté à 179défendre le clonage ou les manipulations génétiques là où l'écologie dénonce la pire agression contre la diversité de la vie et sa réification. L'antispécisme de fonde exclusivement sur l'intérêt des individus (animaux, humains), alors que l'écologie même si elle défend la nature (sans toujours bien distinguer animaux et plantes) s'intéresse aux espèces en tant que telles et non aux individus. Elle dénonça assez l'opération (États-Unis, Russie) pour sauver une baleine des glaces. L'antispécisme défend chaque animal individuellement au nom de ses intérêts égoïstes. Il ne défend pas les plantes, les bactéries, la nature, car ils n'ont pas d'intérêt spécifique. Le tract diffusé par le groupe « Boule de Neige » au Salon écologiste Primevère, en février 1994, est un bon exemple de ce dialogue impossible avec les partisans du « bio »
« En mangeant la viande placée au centre de la table,
chacun se rassure sur sa propre qualité de dominant,
sur sa place parmi des proches et au sein de la
société qui lui a accordé le droit de tuer »
(Tract du collectif Boule de Neige, 1994)
David Olivier éprouvera le besoin d'expliquer pourquoi il n'est pas écologiste : il voit dans ce qu'il nomme la vénération pour les lois naturelles un obstacle majeur à la libération animale ; il rappelle en outre que les écologistes sont très souvent des « viandistes » c'est à dire qu'ils commanditent la mise à mort d'un être sensible qui vit et qui accorde toute la valeur qu'il peut au seul bien qu'il a, sa vie. Il conclut qu'il s'oppose aux écologistes « parce que pour eux le renard qui mange le lièvre c'est bien tant que cela "préserve l'équilibre naturel", alors que moi, je vois la souffrance du lièvre. Il faut avoir l'esprit pas mal fermé à ce que cela représente dans la réalité pour trouver cela "bon", et puis, conclut-il, le béton n'est-ce pas aussi naturel ? !!! »
La revue « écolo » Silence refusera ce texte invitant à mettre sur le même plan la vie d'un humain et celle d'un autre animal et que « la vie humaine n'a rien de particulièrement sacré, pas plus en tout cas que le plaisir de boire une boisson gazeuse » (juin 1993). Olivier a au moins raison sur une chose c'est qu'il n'a rien de commun avec l'écologie ou avec l'humanisme.
Les antispécistes ont parfois tenté tactiquement de s'allier aux « amis des plantes ». Cette rencontre ne peut qu'être infructueuse car leurs points de vue divergent sur l'essentiel. Il ne peut 180s'agir en effet pour les antispécistes d'accepter une éthique de la vie proche de celle prônée par le grand prix Nobel Albert Schweitzer (1875-1965) qui invitait à voir dans les « animaux et plantes, nos frères, nos soeurs », mais au nom de l'humanisme. Certes là où le pasteur Schweitzer veillait à ne pas faire régresser ce respect de toute la vie (ne pas arracher des fleurs de leur tige, ne pas écraser d'insectes, etc) vers un intégrisme, d'autres opteront pour une lecture de type fondamentaliste jusqu'à devenir frugivores. Les antispécistes s'opposeront cependant aussi à eux, car la protection des êtres sensibles ne pourrait être étendue au monde végétal car les « plantes ne souffrent pas » (sic). Cette question semble pourtant beaucoup plus complexe selon Jean-Marie Pelt. Le Président de l'institut européen de l'Ecologie rappelle en effet que selon Goethe et ses héritiers (Gustave Théodor Fechner, Ruppert Scheldrake, etc) les plantes ont une vie psychique. Elles seraient même sensibles au toucher et réagiraient donc à toutes sortes de contacts. Les fameuses expériences de transmission de pensée homme/plante ou animal/plante de Cleve Backster visaient ainsi à prouver que les plantes peuvent aussi souffrir ; il soutenait même que les plantes reconnaissaient ceux qui s'occupent d'elles ou sont hostiles. Le chercheur affirmera que les végétaux sont capables de perceptions extrasensorielle. La communauté scientifique reste bien sûr - comme l'écrit Pelt - plus que sceptique. Certains comme le chimiste Marcel Vogel poursuivent cependant des recherches pour démontrer l'importance des effets d'induction psychique de l'homme sur la plante. Ces théories conduisent Jean-Marie Pelt à s'interroger sur la notion de « main verte » c'est à dire en fait ce postulat fondant l'inégalité des humains devant le monde végétal. Il écrit que cette notion peut se définir par comparaison avec l'instinct maternel. Il nous faudrait donc dans ce cas entretenir des relations personnalisées avec chaque plante. Ces thèses pour aussi fumeuses qu'elles puissent paraître sont cependant inacceptables pour les antispécistes car l'idée d'une « grande fraternité (si chère à Jean Marie Pelt) entre le règne animal et végétal semble mettre à mal toute visée antihumaniste. L'arbre des frugivores, parce que enraciné dans le respect de la vie, ne peut porter les fruits de l'euthanasie, de l'eugénisme, de la réduction de l'humain au matériau biologique (Jean-Marie Pelt, Les langages secrets de la nature, Fayard).
Les milieux antispécistes tentent de jeter des ponts en direction des milieux féministes et gays. On ne compte plus la presse militante qui conjugue homosexualité, antisexisme et antispécisme. Certains y voient un rapprochement tactique entre minorités (femmes, homos, animaux, etc) : « Les droits de l'homme ont pendant longtemps été assez sélectifs ; en fait, ce furent surtout les droits de l'homme blanc mâle. La femme, le Noir et l'animal non humain n'ont eu que peu de droits au début. Il a donc existé des limitations à cette universalité - qui se rappellent malheureusement à nous chaque jour encore dans les actualités - ; ces limites consistant en celles de son clan, sa tribu, sa famille, sa nation ou son espèce » (Boule de Neige, juillet 1993).
D'autres expliquent que le spécisme serait la cause profonde de l'homophobie et du sexisme. William Godwin, végétarien féministe, un des premiers théoriciens inspirés par J. Bentham, est devenu ainsi l'un des pères du courant anarcho-féministe à la fois anti-viandiste et anti-spéciste. Ces militantes établissent un lien intime entre la libération des femmes et celle des animaux. Des mères végétaliennes refusent ainsi l'allaitement maternel non seulement parce que leur lait contiendrait des concentrations importantes de pesticides, mais aussi par analogie avec l'animal. Elles préconisent donc le lait végétal disponible en pharmacie en cas d'intolérance au lactose. D'autres enfin poursuivent ce travail de déconstruction symbolique en proposant de lier le sort de l'antispécisme, non seulement aux homosexuels, aux féministes, mais aussi aux pédophiles. Les féministes et les gays sauront comme les végétariens rejeter ce rapprochement sans raison. La frontière passe ici comme ailleurs entre ceux qui prônent ou qui déboulonnent l'humanisme.
182Chapitre 8
Les activistes de l'ALF peuvent être individuellement des personnes très sympathiques. Pour avoir passé de longs moments avec certains « durs » du mouvement comme John Curtin, je peux témoigner qu'il s'agit d'individus généreux, rêvant d'un monde meilleur. Le problème n'est donc pas psychologique, mais celui de leur idéologie dangereuse.
L'antispécisme refuse le travail symbolique de distanciation nécessaire d'avec l'animal. Il constitue donc en soi une posture régressive tout comme l'est la violence terroriste. Il n'est pas étonnant qu'une doctrine régressive conduise ainsi à des pratiques régressives. Certains pourraient y voir une sorte d'expression sadique car le plaisir à détruire, à causer du tort, à faire peur, à tenir l'autre sous sa coupe relève d'une logique d'emprise qui peut se développer en dehors de toute souffrance, causée directement ou non. La psychanalyse a montré que cette pulsion existe au plus profond du psychisme humain ; il n'est pas exclu que l'offre de clandestinité réveille chez certains cette agressivité. On sait aussi que ce stade sadique-anal entretient un rapport intime avec l'argent or, ce dernier représente aux yeux des activistes à la fois le tabou majeur et le but à atteindre. Ils ne cessent de le dire : pas d'action symbolique, il faut frapper financièrement, etc. Cette primauté du stade anal expliquerait aussi ce besoin de nier toute affectivité, là encore ce n'est pas par amour 183des bêtes, par passion qu'il faudrait agir, mais par raison. Elle expliquerait ce qui serait en fait une véritable incapacité d'accéder à l'amour d'objet qui suppose de se soumettre à ce travail de différenciation (auquel ils se refusent). La référence au sado-masochisme nous semble tout autant justifiée car l'antispécisme renvoie bien aux deux aspects de la problématique : violence donnée mais aussi subie. La posture antispéciste développe une culpabilité envers soi (envers son espèce). Cette agressivité peut se retourner contre la société ou contre soi (les suicides). L'ALF évoque, elle même, les cas de ces activistes incapables de supporter plus longtemps la souffrance causée par d'autres humains contre des animaux, bien sûr, innocents. Songeons ici au sinistre Mouvement pour l'extinction volontaire de l'espèce humaine. Cette analyse permet de comprendre comment cette doctrine qui prétend au grand amour indifférencié, finit paradoxalement par engendrer des germes de terrorisme. L'incapacité à créer du symbolique renvoie inévitablement à des figures archaïques. La violence est donc bien structurellement corrélée à cette posture schizophrénique.
l'ALF peut nous aider par ailleurs à comprendre ce moment où l'action politique dérape et où la violence (bien sûr révolutionnaire) bascule en véritable terrorisme. Le terrorisme est lié à la peur c'est à dire à cette figure majeure de la régression. Il faut être violent pour détruire, pour faire mal, pour faire peur, pour décourager l'autre, etc. L'action terroriste s'en prend soit à la vie (version traditionnelle), soit à l'argent (version moderne), c'est à dire à ce qui est défini comme la transgression majeure. Le sabotage économique de l'ALF est bien à ce titre la fille de son époque puisqu'il frappe au porte-monnaie, c'est à dire à ce que notre société considère comme l'essentiel. Le terrorisme relève d'une pensée régressive lorsqu'il postule que tout est possible, que les dogmes sont plus forts que le réel, au besoin en violentant l'histoire et les hommes. Le terrorisme relève encore d'une pensée régressive lorsqu'il entretient chez certains individus le fantasme de ne pas être humain comme les autres ou d'être tout-puissant.
Le terrorisme entretient aussi des liens ambigus avec cette autre figure régressive qu'est le narcissisme puisqu'il donne les moyens d'occuper la scène médiatique avec un minimum d'effort (ou de talent). Il suffit pour exister de faire du bruit (explosion). L'ALF en est venu ainsi à justifier des attentats en eux-mêmes et non en fonction d'une cible. La violence n'est plus alors un moyen mais une fin en soi, elle a une vertu implicite. L'antispécisme est une idéologie de la transgression. Il s'en 184prend au point de vue humaniste, à l'idée même d'espèce humaine, allant parfois jusqu'à prôner l'humanicide. De telles transgressions ne peuvent qu'engendrer des passages à l'acte. La transgression de la loi (le respect de la propriété privée par exemple) ou celle du nombre (la démocratie) est le moyen de réaliser en acte cette subversion des valeurs. Le choix de l'action clandestine ne constitue donc pas uniquement un choix tactique. Il s'agit véritablement de la seule façon d'incarner totalement la doctrine sans la trahir.
L'argument qui consiste à s'opposer au terrorisme au nom de la démocratie n'est pour eux d'aucun poids parce qu'il faut bien admettre que du point de vue antispéciste, notre société humaine représente au regard des animaux le summum de la tyrannie : n'y a t-il pas, dès lors que l'égalité animale est admise, des milliards d'individus assassinés ? Quelle démocratie pour la poule innocente emprisonnée à vie de façon monstrueuse ? Quelle démocratie pour l'oie gavée de façon « bestiale » afin de développer une maladie ? Nous ne chercherons donc pas à convaincre les activistes clandestins du tort qu'ils font à la démocratie car pour eux, tout simplement, celle-ci n'existe pas pour les animaux. Nous remarquons en revanche que ce choix de la violence constitue, une fois de plus, leur préférence pour des solutions qui appartiennent au registre des actions régressives. Il signifie que la politique est inefficace, que l'histoire n'appartient pas aux peuples. Il institue, de par son existence même, un champ clos distinct de l'espace politique dans lequel vont s'affronter terrorisme et contre-terrorisme et non plus de vrais citoyens. Le terrorisme est donc une procédure de dessaisissement des (simples) individus qui se trouvent réduits au rôle de spectateurs, parfois de supporters mais plus jamais d'acteur. : quiconque ne veut pas sombrer dans la clandestinité est ainsi voué à la passivité. Le politique devient le privilège d'une minorité toujours plus réduite au fur et à mesure que les actes illégaux deviennent « dangereux », mais aussi plus spécialisés ou techniques. Le terrorisme constitue aussi une formidable régression dans la mesure où l'action directe s'en prend au statut même de la représentativité donc, à l'essence du politique. L'histoire faite de coups n'appartient qu'à des groupes en lutte les uns contre les autres.
Les spécialistes du terrorisme ont toujours noté ses conséquences psychiques néfastes. Les contraintes de l'action clandestine 185rejaillissent en effet sur les individus eux-mêmes. On pourrait penser que se refusant le droit de tuer (ou de faire souffrir), l'activiste antispéciste échapperait ainsi aux conséquences dommageables de la clandestinité. Ce serait oublier que l'antispécisme a la particularité de s'en prendre à l'humanité elle-même : il commet donc une transgression (morale) encore plus forte que le terroriste qui se donne le droit de mort sur un individu, car il s'agit ici d'une transgression d'espèce.
L'ennemi « spéciste » est partout puisqu'il s'étend presque au genre humain tout entier. La clandestinité, c'est à dire la coupure d'avec les autres êtres humains, n'est donc pas sans rapport ici avec le contenu même de la doctrine, avec son antihumanisme pratique. Ce désir d'échapper à sa solidarité d'espèce et à fuir son identité est fortement pathogène. L'activiste étranger parmi les siens brise ses liens d'identification avec l'humanité : il devient un individu à part et il n'est déjà plus un humain comme les autres. Déjà, parce qu'il se donne le droit et les moyens d'imposer ses vues et ses dogmes ; ensuite, parce qu'il s'habitue peu à peu à vivre autrement et en se méfiant de tous et de soi-même. L'organisation insiste d'ailleurs sur ce besoin de dissimuler son existence réelle : il faut apprendre à fonctionner en partie double : un visage pour le jour, un autre pour la nuit. L'activiste apprend à mentir, à tricher, à dissimuler, à devenir anonyme, à concevoir les autres hommes qui mangent de la viande, portent de la laine ou font des photos (gélatine) comme des ennemis, il mène ainsi une vie qui le coupe du genre humain. L'activiste cherche alors une consolation dans le groupe et dans l'identification animale. La cause de l'engagement s'efface peu à peu pour laisser la place à cette sous-culture. L'action directe devient plus encore du terrorisme lorsqu'elle frappe indistinctement. Une différence de nature oppose ainsi la bombe qui éclate dans une gare, tuant, blessant et terrorisant indistinctement toute une population et l'action ciblée symboliquement. Les raids des activistes concernent indistinctement des éleveurs ou des bouchers, etc. N'importe qui peut faire l'affaire dans la mesure où l'opération semble moins risquée. Rien n'interdit d'envisager un raid contre un viandiste - consommateur de viande - isolé ! On a déjà connu de telles opérations contre des amateurs de fourrures, pourquoi pas contre des porteurs de chaussures, de cartables en cuir ou de pulls de laine. Cette dérive est possible dans la mesure où ce qui est visé, c'est très officiellement l'efficacité directe et non pas l'action symbolique, c'est à dire celle destinée à susciter un débat collectif.
186Conclusion :
Soyons clairs : l'action directe, symbolique ou non, clandestine ou pas, est parfois justifiée. Songeons aux combats de nos ancêtres contre toutes les tyrannies : le temps n'est pas si loin où il fallait prendre des Bastilles, où la grève restait encore un délit. Pensons à ces « terroristes » que furent aussi ceux à qui nous devons notre liberté, souvenons-nous de tous ceux qui, sous tous les régimes, refusent de mourir à petit feu et acceptent, s'il le faut, de marcher vers la mort parce qu'ils aiment par dessus tout la vie. Il faut donc parfois accepter l'illégalité lorsque la légalité serait pire que sa violation. Ce qui est gênant, ce n'est pas cette volonté de frapper au porte-monnaie certaines entreprises barbares, mais d'atteindre des valeurs qui ne sont pas celles de la Bourse. Les marchands d'animaux pas plus que ceux de canons ne meurent à la guerre, c'est bien connu ! La libération animale est donc une cause perdue d'avance car son vrai but est ailleurs : il s'agit de s'en prendre à l'homme, de le faire tomber de son piédestal et même, pour certains, d'agir pour son extinction (in) volontaire et pour son éradication progressive. Nous présenterons dans un prochain livre ce passage de l'humanisme à l'humanicide. Ce projet échouera certes, mais ses victimes seront nombreuses, au premier rang desquelles on comptera, bien sûr, des valeurs comme la liberté, l'égalité ou la fraternité humaine. Idéaux qu'on peut certes combattre (et l'extrême-droite ne s'en prive pas), mais qui restent encore sacrés aux yeux de beaucoup d'amis des bêtes et bien sûr de citoyens. L'ALF n'est donc pas un saboteur de l'industrie, mais bien plutôt celui de l'humanisme. Ses commandos ne sont pas les ennemis du système, 187mais ses plus chauds partisans. Ils ne sont pas les fossoyeurs de cette violence qui nous gangrène, mais ses propagateurs. Le pire serait que ces doux-dingues soient instrumentalisés demain par le système qui ferait d'eux des petits soldats de la guerre économique que se livrent les transnationales. L'indistinction barbare n'a pas de meilleurs avocats auprès des gens généreux. Ils pourrissent les plus beaux rêves, ils pervertissent l'égalité, ils tuent toute forme d'utopie. Ils sont doublement coupables car ils éteignent les lumières dans la tête de nos enfants.
janvier 1997 - janvier 2000
Les terres froides